Or, un examen sémantique même sommaire de ces doublons en [
-
] montre qu’ils ont
pour propriété d’oblitérer la valeur superlative et de restaurer le (ou un) sens pleinement
négatif au dérivé. Ainsi, [
n
mabl
], mais en aucun cas [
in
mabl
], pourrait être utilisé pour
qualifier une personne qui, pour des raisons quelconques, ne peut pas être “nommée” à un
poste ou à une fonction donnés. Et, compte tenu que [
in
mabl
] a d’une part des emplois
superlatifs (glosables comme « indigne », « dégoûtant », etc.), d’autre part peut aussi signifier
« pour lequel on ne parvient pas à trouver un nom », la variante [
n
mabl
] pourrait également
être préférée chaque fois qu’il s’agit de produire non ambigument ce second sens. De même,
si je veux signifier d’une personne occupant une certaine fonction qu’il n’est techniquement
pas possible de la remplacer à cette fonction, je peux dire qu’elle est
inremplaçable
ou
irremplaçable
; toutefois,
inremplaçable
présente l’avantage d’écarter l’interprétation
superlative ou axiologique. Le proverbe
Nul n’est irremplaçable
joue précisément de cette
duplicité, à laquelle il doit son succès, vraisemblablement à l’insu de ses utilisateurs ! Une
analyse comparable peut être donnée des autres items de (6) : dans chacun de ces couples, le
doublon construit avec l’allomorphe [
-
] permet d’exclure l’interprétation
subjective ou
superlative de l’adjectif et de restaurer la valeur du composant “négation”. On pourrait dire
aussi qu’il restaure la compositionnalité du dérivé
7
.
Parfois, le doublon monosémise un adjectif polysémique (qui peut actualiser soit un
sens pleinement compositionnel soit un sens superlatif) ; tel est le cas par exemple de
inréparable
. Parfois il restaure un sens compositionnel devenu obsolète ; tel serait le cas, me
semble-t-il, de
inrespirable
. Cette distinction, même si elle n’est pas toujours aisée à faire
(l’obsolescence d’une acception étant un processus graduel), est importante du point de vue
du sujet parlant. Dans le premier cas, en effet, le sujet parlant qui construit un doublon vise
seulement à éviter une méprise ; dans le second cas, sa création comble véritablement une
lacune lexicale.
Ces doublons morphologiques ne sont donc pas des doublons sémantiques. On est
chaque fois en présence de deux lexèmes distincts, se différenciant par leurs propriétés
prosodiques et sémantiques. Fait moins banal, ils se différencient aussi par leurs propriétés
syntaxiques. Plusieurs faits en attestent. Je n’en mentionnerai ici qu’un seul.
Il a été observé depuis longtemps déjà (cf. Cahné 1972, Wilmet 1986) que certains
adjectifs négativisés en
in-
acceptent l’antéposition au nom, alors que leur correspondant
positif ne l’accepte pas, comme le montrent
les
manipulations suivantes
:
(7)
un mouvement perceptible
?
un perceptible mouvement
un mouvement imperceptible
un imperceptible mouvement
une viande mangeable
?
une mangeable viande
une
viande immangeable
une immangeable viande...
7
Pour une analyse sémantique plus détaillée, notamment en rapport avec les phénomènes de compositionnalité,
On a dans les faits sémantiques que je viens de rapporter, sinon une explication de ce
phénomène, du moins une corrélation suggestive
: concernant les adjectifs qui nous
intéressent, il semble en effet que l’antéposition soit d’autant plus vraisemblable que l’adjectif
négativisé a perdu tout ou partie de sa valeur négative et lexicalisé des valeurs “subjectives”.
Mais dès qu’on restaure le (ou un) sens compositionnel, l’antéposition paraît à nouveau
impossible. Les manipulations exemplifiées par (7) aboutissent au même résultat quand elles
sont appliquées à nos doublons
:
(8)
un malheur irréparable
un irréparable malheur
un défaut inréparable
? un inréparable défaut
un artiste irremplaçable
un irremplaçable artiste
un artiste inremplaçable
? un inremplaçable artiste
La situation “[
-
] + C sonante” est systématiquement associée à des lexèmes dont le
sens est compositionnel et par conséquent pleinement négatif. Il n’y a, à ma connaissance, que
trois exceptions à cette régularité :
inlassable
(et son dérivé
adverbial
inlassablement
),
immangeable
et
immanquable
(et son dérivé adverbial
immanquablement
). Par ailleurs tous
les lexèmes négatifs “[
-
] + C sonante” sont des adjectifs en
-able
, la seule exception relevée
dans le TLFi étant
inlassé
, mentionné secondairement d’ailleurs, sous l’entrée
Inlassable
.
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