Martin Eden



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Ce ne fut pas à cause d’Olney, mais en dépit de Ruth et en raison même de son amour pour elle, qu’il se décida finalement à ne pas apprendre le latin. Il y avait tant d’autres choses que le latin, tant d’études dont la nécessité était plus impérieuse. Et il lui fallait écrire, il lui fallait gagner de l’argent. On ne lui avait encore rien pris. Deux ballots de manuscrits faisaient le tour des Revues. Il passait de longues heures à la salle de lecture, à prendre connaissance de la littérature des autres ; la critiquait, la comparait avec la sienne et cherchait, cherchait toujours le « truc » qui leur avait permis de vendre leur prose. Comment s’y prenaient-ils ?

L’énorme quantité de littérature momifiée le surprenait. Aucune lumière, aucune couleur, aucune vie ne l’animaient et cependant cela se vendait, deux cents le mot, vingt dollars le mille ! La publicité des journaux le disait. Il s’étonnait du nombre incalculable de nouvelles – alertes et adroitement écrites, il est vrai – mais sans vitalité, sans réalité. L’existence était si étrange, si merveilleuse, remplie d’une telle immensité de problèmes, de rêves et d’exploits héroïques ! Et cependant ces historiettes ne traitaient que de banalités. Mais le poids, l’étreinte de la vie, ses fièvres et ses angoisses et ses révoltes sauvages, voilà ce qu’il fallait écrire ! Il voulait chanter les chasseurs de chimères, les éternels amants, les géants combattant parmi la douleur et l’horreur, parmi la terreur et le drame, qui faisaient craquer la vie sous leur effort désespéré. Et pourtant, les nouvelles dans les magazines semblaient se complaire à glorifier les Butler, tous les sordides chasseurs de dollars et les vulgaires amourettes de vulgaires petites gens. Est-ce parce que les éditeurs eux-mêmes sont vulgaires ? se demanda-t-il. Ou parce que la vie leur fait peur, à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs ?

Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de ne connaître aucun éditeur, aucun écrivain. Bien plus, il ne connaissait personne qui ait jamais essayé d’écrire, et soit capable de le conseiller, et lui indiquer la voie à suivre.

Il finit par se demander si les éditeurs n’étaient pas tout simplement les rouages d’une machine et non pas des êtres vivants. Mais oui, c’étaient des machines et voilà tout. Il mettait toute son âme dans des poèmes, dans des nouvelles ou des articles et les confiait à une machine. Il pliait ses feuillets, les glissait avec des timbres dans une grande enveloppe qu’il cachetait, affranchissait et jetait le tout dans la boîte aux lettres. Après un tour sur le continent et un certain laps de temps, un facteur lui rapportait le manuscrit dans une autre enveloppe, affranchie avec les timbres qu’il avait envoyés. Il n’y avait évidemment aucun éditeur en chair et en os à l’autre bout, mais un ingénieux rouage qui changeait le manuscrit d’enveloppe, et la timbrait, exactement comme ces distributeurs automatiques qui, moyennant deux cents vous délivrent une tablette de chocolat ou un chewing-gum. La machine éditoriale délivrait de la même manière un chèque ou un refus. Jusqu’à présent, il ne s’était adressé qu’à la mauvaise fente.

La fiche de refus, écrite à la machine, complétait la ressemblance. Il en avait reçu des centaines. Si seulement il avait reçu une ligne personnelle, le refus lui aurait été moins pénible. Mais non, jamais ! Décidément, il n’y avait personne à l’autre bout, que les rouages bien huilés d’une admirable machine.

C’était un bon lutteur obstiné et courageux que Martin ; il aurait bien continué à nourrir la machine pendant des années ; mais il se saignait aux quatre veines et il ne s’agissait pas d’années, mais de semaines, pour déterminer la fin du combat. Tous les huit jours, la note de sa pension et souvent l’affranchissement d’une quarantaine de manuscrits le rapprochaient de la ruine. Il n’achetait plus de livres et il économisait sur tout pour retarder l’échéance fatale. Cependant il l’avança encore d’une semaine en donnant cinq dollars à Marianne pour s’acheter une robe.

Sans conseil, sans encouragement, profondément écœuré, il luttait dans la nuit. Gertrude elle-même commençait à le regarder de travers. Au début, sa tendresse lui avait fait tolérer ce qu’elle considérait comme une toquade ; maintenant, sa sollicitude la rendait inquiète : il lui semblait que cette toquade ressemblait à de la folie. Martin le savait et en souffrait davantage que du mépris avoué et taquin de Bernard Higginbotham. Et pourtant, il gardait sa foi en lui-même ; mais il était seul à l’avoir. Ruth n’en avait aucune. Elle souhaitait qu’il continue ses études et, sans désapprouver ouvertement sa littérature, elle ne l’encourageait pas.

Il ne lui avait pas proposé de lui montrer ses œuvres, par une discrétion exagérée. D’ailleurs, comme elle travaillait beaucoup à l’Université, il répugnait à lui faire perdre son temps. Mais lorsqu’elle eut passé sa licence, elle lui demanda elle-même de lui montrer quelque chose. Martin fut transporté de joie ; il fut inquiet aussi. Un juge se présentait enfin ! Elle était licenciée es lettres, avait étudié la littérature avec de savants professeurs et le traiterait autrement que les éditeurs. Peut-être ceux-ci était-ils bons critiques aussi. Mais Ruth, au moins, ne lui tendrait pas le refus stéréotypé, si elle n’aimait pas son œuvre et lui reconnaîtrait peut-être quand même certain mérite. Elle parlerait, enfin, de sa façon alerte et gaie, et, chose plus importante que tout, elle ferait la connaissance du véritable Martin Eden. Elle verrait de quoi étaient faits son cœur et son âme et arriverait peut-être à comprendre quelque chose, un tout petit quelque chose, à ses aspirations et à sa force de volonté.

Martin choisit un certain nombre de ses nouvelles, puis, après un instant d’hésitation, y ajouta ses « Poèmes de la mer ».

Un après-midi, vers la fin de l’automne, ils allèrent faire un tour à bicyclette du côté des collines. C’était la seconde fois qu’il sortait seul avec elle et, tandis qu’ils roulaient ensemble, éventés par une brise tiède au goût salin, il se dit que vraiment le monde était beau et bien ordonné et qu’il faisait bon vivre et aimer.

Ils descendirent de leurs vélos sur le bas-côté de la route et grimpèrent au sommet d’un tertre où l’herbe brûlée par le soleil avait une odeur délicieuse et reposante de moisson mûre.

– Sa tâche est achevée, dit Martin, quand ils se furent installés, elle sur son chandail, lui, étendu sur la terre tiède, aspirant voluptueusement la senteur douce de gazon. Elle n’a plus sa raison d’être et, dès lors, a cessé d’exister, poursuivit-il en caressant amicalement l’herbe fanée. Pleine d’ambition, elle a poussé sous les longues averses de l’hiver dernier, a lutté contre le violent printemps, a fleuri l’été, séduisant abeilles et insectes, a confié au vent sa semence, s’est mesurée avec la vie et...

– Pourquoi analysez-vous toujours tout d’un œil aussi froid ? interrompit-elle.

– Parce que j’ai étudié l’évolution de la matière, je suppose. Il y a peu de temps que j’ai des yeux, en somme.

– Mais il me semble que vous perdez le sens de la beauté, de cette façon-là, que vous la détruisez comme les enfants qui attrapent des papillons et abîment le velours de leurs ailes brillantes.

Il secoua la tête.

– Jusqu’à présent j’ignorais la signification de la beauté. Elle s’imposait à moi, voilà tout, sans rime ni raison. Maintenant je commence à savoir. Cette herbe – à présent que je sais pourquoi c’est de l’herbe et comment elle l’est devenue, – me paraît plus belle. Mais c’est tout un roman, que l’histoire du moindre brin d’herbe et un roman d’aventures ! Cette seule idée m’émeut. Quand je réfléchis à tout ce drame de la force et de la matière et à leur formidable lutte, j’ai envie d’écrire l’épopée du brin d’herbe !

– Comme vous parlez bien ! dit-elle d’un air absent, et il remarqua qu’elle le regardait avec attention.

Tout embarrassé, il rougit jusqu’aux cheveux :

– J’espère que je fais des progrès, bredouilla-t-il. Il y a tant de choses en moi que je voudrais exprimer ! Mais je ne peux pas y arriver. Il me semble quelquefois que l’univers entier m’habite et m’a choisi pour le chanter. Je sens, non, je ne peux pas vous le décrire !... je sens la grandeur de tout ça et tout ce que j’arrive à faire, c’est balbutier comme un nouveau-né. C’est une tâche grandiose que d’exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit, la même impression qu’à son créateur. Tenez ! je plonge ma figure dans l’herbe et l’odeur qu’aspirent mes narines évoque en moi mille pensées, mille rêves. C’est l’haleine de l’univers que j’ai respirée ; c’est sa chanson et son rire, sa douleur, ses larmes, ses luttes et sa mort. J’aimerais vous dire, à vous, à l’humanité entière, les visions évoquées en moi par cette odeur d’herbe... Mais comment le pourrai-je ? Ma langue est liée. J’ai essayé de vous décrire ce qu’évoquait en moi ce parfum et je n’ai fait que bafouiller. Oh ! (Il eut un geste désespéré.) C’est impossible ! impossible !

– Mais vous parlez très bien, insista Ruth. Vous avez fait un tas de progrès depuis que je vous connais ! M. Butler est un orateur remarquable. Son comité lui demande toujours de parler dans les réunions publiques pendant les campagnes d’élections. N’empêche, vous venez de parler aussi bien que lui. Seulement lui, a plus de sang-froid. Vous, vous vous excitez trop ; avec le temps ça vous passera. Savez-vous que vous feriez un bon orateur ? Vous irez loin, si vous voulez. Vous avez de l’autorité, donc vous saurez mener les hommes, et vous pouvez réussir n’importe quoi, si vous vous y prenez comme pour la grammaire. Pourquoi ne pas devenir avocat ? ou homme politique ? Qui vous empêche de devenir un second M. Butler ?... moins la dyspepsie !... ajouta-t-elle en souriant.

Ils bavardèrent ; elle, comme d’habitude douce et têtue, revenant toujours à l’importance d’une base solide d’éducation et à l’avantage du latin comme base d’une carrière quelconque. Elle traça l’image de l’homme arrivé, mélange de son père et de M. Butler, et il écouta passionnément, couché sur le dos ; il la regardait, jouissant du moindre mouvement de ses lèvres. Mais son cerveau n’était que vaguement attentif, rien, dans les modèles qu’elle lui présentait, ne l’attirait et il ne ressentait à l’écouter qu’une sorte de désappointement douloureux : son amour s’en exaspérait jusqu’à la souffrance. Dans tout ce qu’elle disait, il n’était pas question de sa littérature, et les manuscrits qu’il avait apportés gisaient à terre, oubliés.

Enfin, pendant un silence, il regarda le soleil comme pour en mesurer la hauteur au-dessus de l’horizon et le geste qu’il fit en ramassant ses manuscrits, rappela à Ruth leur existence.

– J’avais oublié ! dit-elle vivement. Et je suis tellement impatiente d’entendre ça !

Il lui lut d’abord une nouvelle qu’il aimait entre toutes. Cela s’appelait « Le Vin de la Vie », et l’ivresse qui était montée à son cerveau lorsqu’il l’avait écrite, l’envahit en la relisant.

L’idée en était originale ; il l’avait parée de phrases colorées et d’images lumineuses. Entraîné par le feu de sa conception première, il ne s’apercevait pas de ses défauts ni de ses lacunes. Mais il n’en était pas de même pour Ruth. Son oreille exercée remarquait les faiblesses et les exagérations, l’emphase du novice, le manque de rythme, ou bien son tour pompeux. En somme, c’était une œuvre d’amateur. Mais au lieu de le lui dire, elle se borna, quand il eut fini sa lecture, à critiquer quelques défauts légers et déclara que l’histoire lui plaisait.

Mais il fut désappointé. Ses critiques étaient justes. Il se l’avoua, tout en se disant qu’il ne lui lisait pas son travail dans le seul but de s’en faire faire la correction, comme un petit garçon en classe. Qu’importaient les détails ? Il apprendrait bien tout seul à les corriger.

La chose importante était celle-ci : il avait tiré de la vie une grande leçon qu’il avait essayé d’emprisonner dans cette histoire : avait-il ou non réussi à la lui faire voir comme ses yeux l’avait vue ? Son cerveau l’avait-il comprise, son cœur l’avait-il sentie ?... Il décida qu’il n’avait pas réussi. Peut-être les éditeurs avaient-ils raison. Il dissimula son désappointement et tomba si bien d’accord avec elle sur les critiques, qu’elle ne put se douter de la profonde déception qu’il en éprouvait au fond de lui-même.

– J’ai appelé ça « La Marmite », dit-il en dépliant un autre manuscrit. Quatre ou cinq magazines l’ont déjà refusé, mais je crois que ce n’est pas mal. À vrai dire, je ne sais pas trop quoi en penser, ça me semble original... Mais vous ne serez peut-être pas de cet avis. C’est court : il n’y a que deux mille mots.

– C’est épouvantable ! s’écria-t-elle lorsqu’il eut achevé sa lecture. C’est tout simplement horrible !

Avec une secrète satisfaction, il remarqua sa pâleur, son regard tendu et dilaté, ses mains crispées. Il avait donc réussi à lui communiquer ce qu’il ressentait lui-même. Le coup avait porté. Que cela lui plût ou non, elle était frappée, matée : cette fois, elle négligerait d’analyser le détail.

– C’est la vie, dit-il, et la vie n’est pas toujours belle. Et pourtant – est-ce parce que je suis bizarrement fait ? – je trouve là-dedans quelque chose de splendide. Il me semble justement que la...

– Mais pourquoi cette malheureuse femme n’a-t-elle pas... (Elle s’interrompit, désorientée, puis reprit, révoltée :) Oh ! c’est dégradant ! c’est mal ! c’est atroce !...

Sur le moment, il eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. « Atroce » ! Il ne se serait jamais attendu à ça. Sa nouvelle tout entière lui apparut en lettres de feu et il y chercha en vain quelque chose d’atroce. Puis son angoisse cessa. Il n’était pas coupable. Cependant Ruth avait repris :

– Pourquoi n’avoir pas choisi un sujet agréable ? Nous savons tous qu’il existe de par le monde des choses atroces, mais ce n’est pas une raison...

Elle continua à déverser son indignation, mais il ne l’écoutait guère. Souriant en lui-même, il regardait son visage virginal, d’une pureté si pénétrante qu’elle lui semblait entrer en lui, le baigner d’un rayonnement aussi frais, aussi doux, aussi limpide qu’une lumière stellaire. « Nous savons tous qu’il existe, de par le monde, des choses atroces ! » Il se représenta ce qu’elle pouvait bien savoir et eut envie de rire, comme d’une bonne plaisanterie. Puis, subitement, il eut un soupir en songeant à l’immensité de choses « atroces » qu’il avait connues, étudiées, et il lui pardonna de n’avoir rien compris à son histoire. Ce n’était pas sa faute. Et il remercia Dieu d’avoir ainsi protégé sa blancheur. Mais lui, qui connaissait la vie, sa laideur comme sa beauté, sa grandeur – en dépit de la boue qui la souillait – Bon Dieu ! il la dirait telle qu’elle est. Les saints du paradis peuvent-ils voir autre chose que de la beauté, de la pureté ? Mais des saints au milieu de la boue, voilà le miracle éternel ! Voilà qui donne à la vie sa valeur. Voir la grandeur morale se dégager de la fange ; entrevoir la beauté à travers un rideau de boue ; puis peu à peu – surgissant de l’abîme d’inconscience, de vice – la voir monter, grandir en force, en vérité, en splendeur.

Il saisit au vol une de ses critiques.

– Le ton est bas. Et il y a tant de choses élevées ! Tenez ! In Memoriam, par exemple !

Il eut envie de lui suggérer Lockley Hall et l’aurait fait, si, lorsqu’il la regarda de nouveau, ce fait étrange ne l’avait émerveillé : Ruth, la femelle de son espèce, était sortie du ferment primordial, avait monté, en rampant, l’échelle infinie des incarnations successives, pendant des milliers et des milliers de siècles, pour aboutir au sommet et devenir cette Ruth si belle, si pure, quasi divine, la Ruth qui lui avait fait connaître l’amour et avait fait aspirer à la pureté, à la divinité un homme comme lui, Martin Eden, sorti lui aussi des abîmes sans fond de la création. Voilà du roman, du fantastique, du surnaturel ! Voilà ce qu’il fallait écrire, s’il pouvait trouver des mots assez beaux. Les saints du paradis ? Ce n’étaient que des saints, après tout, incapables de se débrouiller ! Mais lui était un homme.

Il l’entendit dire :

– Vous avez de la puissance. Mais de la puissance qu’il faut maîtriser.

– Un taureau dans un magasin de porcelaine ! suggéra-t-il.

– Et il faut acquérir du discernement, du goût, de la finesse, de la mesure, répondit-elle dans un sourire.

– J’ai trop d’audace, murmura-t-il.

Elle approuva d’un sourire et s’installa en vue d’écouter une nouvelle histoire.

– Je me demande ce que vous allez penser de ça, dit-il en s’excusant. C’est une chose bizarre. Je crains d’avoir dépassé ma mesure, mais l’intention était bonne. Ne vous attachez pas aux détails, mais voyez si vous en saisissez l’intention, qui a de la grandeur et de la vérité. Il y a des chances, malheureusement, pour que je ne sois pas parvenu à les rendre tangibles.

Il lut tout en épiant son visage. Enfin, je l’ai touchée, se dit-il. Immobile, sans le quitter des yeux, elle respirait à peine ; il la crut prise, enchaînée par la magie de son évocation. Cette histoire s’appelait « Aventure » et c’était l’apothéose de l’aventure, non pas de la banale aventure des livres d’images, mais de la véritable aventure infidèle et capricieuse – guide féroce, formidable dans ses punitions et formidable dans ses récompenses – celle qui exige une terrible patience et le labeur qui tue, qui offre le triomphal ensoleillement, ou la mort lugubre après la famine et les délires affreux de la fièvre, à travers la sueur, le sang et la vermine, celle qui conduit, parmi les ignobles contacts, aux sommets magnifiques, et à la domination du monde.

Il avait mis tout cela et davantage dans cette histoire et il crut qu’elle comprenait. Les yeux dilatés, une rougeur montant à ses joues pâles, elle écoutait, un peu haletante. Mais ce qui la passionnait, ce n’était pas l’histoire, c’était lui. De l’histoire, elle n’en pensait pas grand-chose ; mais elle subissait l’intention de Martin, la surabondance de sa force, comme un fétu de paille est enlevé, roulé par un torrent. Au moment où elle croyait être entraînée par l’histoire, elle l’était en réalité par une chose toute différente, par une idée insensée, dangereuse, qui apparaissait tout à coup dans son esprit. Elle s’était surprise à penser au mariage ; et chose effrayante, elle s’était complu à cette idée, l’avait caressée ardemment. C’était indigne d’elle. Jusqu’alors elle avait vécu dans le pays des rêves poétiques de Tennyson, fermée même à ses délicates allusions à la matérialité possible des rapports entre reines et chevaliers. Elle dormait dans son manoir enchanté, et voilà que la vie frappait impérieusement à la porte. Hésitant entre la crainte et son instinct de femme, elle était partagée entre l’envie de verrouiller cette porte et l’envie de l’ouvrir toute grande pour faire entrer le visiteur inconnu.

Martin attendait son verdict avec une certaine satisfaction. Il le connaissait d’avance, mais fut quand même surpris de l’entendre dire :

– C’est beau.

« C’est très beau », répéta-t-elle avec emphase, après un silence.

Oui, c’était beau ; mais il y avait là-dedans plus que de la beauté : quelque chose de supérieur et de plus poignant. Vautré dans l’herbe, silencieux, il sentait monter devant ses yeux l’affreuse vision d’un grand doute. Il avait échoué. Ayant senti en lui une chose admirable, il n’avait pas su l’exprimer.

– Que pensez-vous du... (il s’arrêta, hésitant à se servir d’un mot nouveau) du... motif ?...

– Il est confus, répondit-elle. C’est ma seule critique, en gros. J’ai suivi la trame, mais voyez-vous, c’est trop verbeux. Vous écrasez l’action en y introduisant tant de détails superflus.

– Je parle du motif principal, se dépêcha-t-il d’ajouter. Du grand motif cosmique et universel. J’ai tâché d’empêcher qu’il dépasse l’histoire elle-même, qui n’est qu’un prétexte – mais sans doute n’ai-je pas su m’y prendre. Je n’ai pas réussi à suggérer ce que je voulais. Ce sera pour une autre fois.

Elle ne le suivait pas. Elle était licenciée es lettres, mais il l’avait dépassée. Loin de s’en douter, elle attribuait son incompréhension à l’incohérence de Martin.

– Ça manque de sobriété, dit-elle, mais par moments, c’est très beau.

Sa voix lui parvint vaguement, car il était en train de se demander s’il lui lirait ses « Poèmes de la Mer ». Il restait là, découragé, tandis qu’elle l’observait, troublée par ses idées de mariage.

– Vous voulez être célèbre ? interrogea-t-elle, brusquement.

– Oui, avoua-t-il. Ça fait partie de l’aventure. Ce n’est pas d’être célèbre, c’est la manière d’y arriver, qui compte. Après tout, pour moi la célébrité n’est qu’un moyen d’arriver à autre chose. Je désire être célèbre à cause de ça aussi. (Il faillit ajouter, « et à cause de vous », et l’aurait fait si elle avait montré de l’enthousiasme pour ses œuvres.)

Mais elle était trop occupée à lui chercher une carrière possible, pour lui demander la raison de son « aussi ». La littérature n’était pas son affaire, elle en était convaincue. Il l’avait prouvé aujourd’hui, avec sa prose d’amateur, de collégien. Certes, il parlait bien, mais ne savait pas s’exprimer d’une façon littéraire. Elle le compara à Tennyson, à Browning et à d’autres de ses prosateurs favoris, à son absolu désavantage. Cependant, elle omit de lui dire ouvertement sa pensée, l’étrange intérêt qu’il éveillait en elle, l’amenant à temporiser. Son désir d’écrire n’était, après tout, qu’une petite faiblesse qui lui passerait avec le temps. Il se consacrerait alors à des affaires plus sérieuses, et il y réussirait, elle en était sûre. Avec une volonté pareille, il ne pouvait pas ne pas réussir... si seulement il cessait d’écrire.

– Je voudrais que vous me montriez tout ce que vous écrivez, monsieur Eden ! dit-elle.

Il rougit de plaisir. Elle s’intéressait à ce qu’il faisait, sûrement. Non seulement il n’avait pas reçu de refus ronéotypé, mais elle avait trouvé belles certaines parties de son œuvre : c’était le premier encouragement qu’il ait jamais reçu.

– D’accord, dit-il ardemment. Et je vous promets, Miss Morse, que j’arriverai. J’ai fait du chemin, je le sais, j’en ai encore beaucoup à faire, et je le ferai, serait-ce sur les genoux. (Il lui montra une liasse de manuscrits.) Voilà les « Poèmes de la mer ». Quand vous rentrerez, je vous les laisserai, pour que vous les lisiez. Surtout, dites-moi bien votre impression. Ce dont j’ai besoin par-dessus tout, c’est de critique. Je vous en prie, soyez franche !

– Je serai absolument franche, promit-elle, en pensant avec un petit malaise qu’elle ne l’avait pas été ce soir-là et qu’elle ne le serait sans doute pas davantage une autre fois.


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