DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
la chose, elle en respecte et restitue la présence originaire. Cycle
indéfini : la source — représentée — de la representation, l'ori-
gine de l'image peut à son tour représenter ses représentants,
remplacer ses substituts, suppléer ses suppléments. Pliée, revenant
à elle-même, se représentant elle-même, souveraine, la présence
n'est alors — et encore — qu'un supplément de supplément.
C'est ainsi que le Discours sur l'économie politique, définit « la
volonté générale, source et supplément de toutes les lois, et
qui doit toujours être consultée à leur défaut » (p. 250. Nous
soulignons). L'ordre de la loi pure, qui rend au peuple sa
liberté et à la présence sa souveraineté, n'est-ce pas toujours
le supplément d'un ordre naturel quelque part déficient ? Quand
le supplément accomplit son office et comble le défaut, il n'y
a pas de mal. L'abîme, c'est le creux qui peut rester ouvert
entre la défaillance de la nature et le retard du supplément : « Le
temps des plus honteux dérèglements et des plus grandes misères
de l'homme fut celui où de nouvelles passions ayant étouffé les
sentiments naturels, l'entendement humain n'avait pas fait encore
assez de progrès pour suppléer par les maximes de la sagesse
aux mouvements de la nature
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. » Le jeu du supplément est
indéfini. Les renvois renvoient aux renvois. La volonté générale,
cette « voix céleste » (Discours sur l'économie politique, p. 248)
est donc le supplément de la nature. Mais lorsque, par un retour
'de catastrophe, la société se dégrade, la nature peut se substituer
à son supplément. C'est alors une mauvaise nature, « c'est alors
qu'à la voix du devoir qui ne parle plus dans les cœurs, les chefs
sont forcés de substituer le cri de la terreur ou le leurre d'un
intérêt apparent » (p. 253. Nous soulignons).
Ce jeu du supplément, c'est-à-dire la possibilité coujours
ouverte de la régression catastrophique et de l'annulation du
progrès, ne fait pas seulement penser aux ricorsi de Vico. Conju-
gué avec ce que nous avons appelé la régression géométrique,
il fait échapper l'histoire a une téléologie infinie de type hege-
lien. D'une certaine manière, en considérant que l'histoire peut
toujours interrompre son progrès, (et doit même progresser dans
la régression), (re)venir en arrière d'elle-même, Rousseau ne
fait pas servir le « travail de la mort », le jeu de la diffé-
rence et l'opération de la négativité à l'accomplissement dia-
lectique de la vérité dans l'horizon de la parousie. Mais
22. De l'état de nature, p. 478. Cf. aussi Emile, p. 70.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
toutes ces propositions peuvent s'inverser. Ce finitisme de
Rousseau s'enlève aussi sur le fond d'une théologie providentia-
liste. S'interprétant, il s'efface lui-même, à un autre niveau, en
réduisant l'historique et le négatif à l'accidentel. Il se pense aussi
dans l'horizon d'une restitution infinie de la présence, etc. Dans
le champ clos de la métaphysique, ce que nous esquissons ici
comme un échange indéfini des places « rousseauiste » et
« hegelienne » (on pourrait prendre tant d'autres exemples)
obéit à des lois inscrites dans tous les concepts que nous
venons de rappeler. Une formalisation de ces lois est possible et
elle se fait.
Ce que nous venons de marquer dans l'ordre politique, vaut
dans l'ordre graphique.
L'accès à l'écriture phonétique constitue à la fois un degré
supplémentaire de la représentativité et une révolution totale
dans la structure de la représentation. La pictographie directe
— ou hiéroglyphique — représente la chose — ou le signifié.
L'idéo-phonogramme représente déjà un mixte de signifiant et
de signifié. Il peint déjà la langue. C'est le moment repéré par
tous les historiens de l'écriture comme la naissance de la phoné-
tisation, par exemple par le procédé du rebus à transfert
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:
un signe représentant une chose nommée dans son concept cesse
de renvoyer au concept et ne garde que la valeur d'un signifiant
phonique. Son signifié n'est plus qu'un phonème dépourvu par
lui-même de tout sens. Mais avant cette décomposition et malgré
la « double convention », la représentation est reproduction :
elle répète en bloc, sans les analyser, masse signifiante et
masse signifiée. Ce caractère synthétique de la représentation est
le résidu pictographique de l'idéo-phonogramme qui « peint les
voix ». C'est à le réduire que travaille l'écriture phonétique. Au
lieu de se servir de signifiants qui ont un rapport immédiat avec
23. Sur le rebus, cf. Supra, p. 136. Vico, qui distingue aussi trois
états ou étapes de l'écriture, donne pour exemple, parmi d'autres, de
la première écriture (idéographique ou hiéroglyphique, « née spon-
tanément » et qui « ne tire nullement son origine de conventions »)
le « rebus de Picardie ». « La seconde forme d'écriture est égale-
ment toute spontanée : c'est l'écriture symbolique ou par emblèmes
héroïques » (armoiries, blasons, « ressemblances muettes qu'Homère
appelle
signes dont se servent, pour écrire, les héros »).
« Troisième forme d'écriture : l'écriture alphabétique. » (Science
nouvelle, 3, 1, pp. 61-62, 181-182, 194, trad. Chaix-Ruy.)
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un signifié conceptuel, elle utilise, par analyse des sons, des
signifiants en quelque sorte insignifiants. Les lettres qui par elles-
mêmes n'ont aucun sens, ne signifient que des signifiants pho-
niques élémentaires qui ne font sens qu'à s'assembler selon cer-
taines règles.
L'analyse suppléant la peinture et poussée jusqu'à l'insigni-
fiance, telle est la rationalité propre à l'alphabet et à la société
civile. Anonymat absolu du représentant et perte absolue du
propre. La culture de l'alphabet et l'apparition de l'homme
policé correspondent à l'âge du laboureur. Et l'agriculture, ne
l'oublions pas, suppose l'industrie. Comment dès lors expliquer
l'allusion au commerçant qui n'est pourtant jamais nommé dans
la classification des trois états et semble ainsi n'avoir aucun
âge propre ?
« La troisième [manière d'écrire] est de décomposer la
voix parlante à un certain nombre de parties élémentaires,
soit vocales, soit articulées [voyelles ou consonnes], avec
lesquelles on puisse former tous les mots et toutes les syllabes
imaginables. Cette manière d'écrire, qui est la nôtre, a dû
être imaginée par des peuples commerçants, qui, voyageant
en plusieurs pays et ayant à parler plusieurs langues, furent
forcés d'inventer des caractères qui pussent être communs à
toutes. Ce n'est pas précisément peindre la parole, c'est
l'analyser. »
Le commerçant invente un système de signes graphiques qui,
dans son principe, n'est plus attaché à aucune langue particu-
lière. Cette écriture peut en principe transcrire toute langue en
général. Elle gagne en universalité, elle favorise donc le com-
merce et rend la « communication plus facile avec d'autres
peuples parlant d'autres langues ». Mais elle est parfaitement
asservie à la langue en général au moment où elle se libère de
chaque langue particulière. Elle est, dans son principe, une
écriture phonétique universelle. Sa transparence neutre laisse
à chaque langue sa forme propre et sa liberté. L'écri-
ture alphabétique n'a affaire qu'à de purs représentants. C'est
un système de signifiants dont les signifiés sont des signifiants :
les phonèmes. La circulation des signes s'en trouve infiniment
facilitée. L'écriture alphabétique est la plus muette qui soit,
puisqu'elle ne dit immédiatement aucune langue. Mais étran-
gère à la voix, elle lui est plus fidèle, elle la représente mieux.
Cette indépendance à l'égard de la diversité empirique des
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