Montaigne les Essais livre III



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Je ne porte les jambes, et les cuisses, non plus couvertes en hyver qu'en esté, un bas de soye tout simple : Je me suis laissé aller pour le secours de mes reumes, à tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma colique : Mes maux s'y habituerent en peu de jours, et desdaignerent mes ordinaires provisions. J'estois monté d'une coiffe à un couvrechef, et d'un bonnet à un chapeau double. Les embourreures de mon pourpoint, ne me servent plus que de galbe : ce n'est rien : si je n'y adjouste une peau de lievre, ou de vautour : une calote à ma teste. Suyvez ceste gradation, vous irez beau train. Je n'en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que j'y ay donné, si j'osois. Tombez vous en quelque inconvenient nouveau ? ceste reformation ne vous sert plus : vous y estes accoustumé, cherchez en une autre : Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empestrer à des regimes contraincts, et s'y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore apres, d'autres au delà : ce n'est jamais fait.

Pour nos occupations, et le plaisir : il est beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le disner, et remettre à faire bonne chere à l'heure de la retraicte et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisois-je autresfois. Pour la santé, je trouve depuis par experience au contraire, qu'il vaut mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant.

Je ne suis guere subject à estre alteré ny sain ny malade : j'ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif. Et communement, je ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien, pour un homme de commune façon : En esté, et en un repas appetissant, je n'outrepasse point seulement les limites d'Auguste, qui ne beuvoit que trois fois precisement : mais pour n'offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s'arrester à quattre, comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoing, jusques à cinq : Trois demysetiers, environ. Car les petis verres sont les miens favoris : Et me plaist de les vuider, ce que d'autres evitent comme chose mal seante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, par fois au tiers d'eau. Et quand je suis en ma maison, d'un ancien usage que son medecin ordonnoit à mon pere, et à soy, on mesle celuy qu'il me faut, des la sommelerie, deux ou trois heures avant qu'on serve. Ils disent, que Cranaus Roy des Atheniens fut inventeur de cest usage, de tremper le vin : utilement ou non, j'en ay veu debattre. J'estime plus decent et plus sain, que les enfans n'en usent qu'apres seize ou dix-huict ans. La forme de vivre plus usitée et commune, est la plus belle : Toute particularité, m'y semble à eviter : et haïrois autant un Aleman qui mist de l'eau au vin, qu'un François qui le buroit pur. L'usage publiq donne loy à telles choses.

Je crains un air empesché, et fuys mortellement la fumée : (la premiere reparation où je courus chez moy, ce fut aux cheminées, et aux retraictz, vice commun des vieux bastimens, et insupportable :) et entre les difficultez de la guerre, comte ces espaisses poussieres, dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d'une journée. J'ay la respiration libre et aysée : et se passent mes morfondements le plus souvent sans offence du poulmon, et sans toux.

L'aspreté de l'esté m'est plus ennemie que celle de l'hyver : car outre l'incommodité de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent à la teste : mes yeux s'offencent de toute lueur esclatante : je ne sçaurois à ceste heure disner assiz, vis à vis d'un feu ardent, et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j'avois plus accoustumé de lire, je couchois sur mon livre, une piece de verre, et m'en trouvois fort soulagé. J'ignore jusques à present, l'usage des lunettes : et vois aussi loing, que je fis onques, et que tout autre : Il est vray, que sur le declin du jour, je commence à sentir du trouble, et de la foiblesse à lire : dequoy l'exercice a tousjours travaillé mes yeux : mais sur tout nocturne. Voyla un pas en arriere : à toute peine sensible. Je reculeray d'un autre ; du second au tiers, du tiers au quart, si coïement qu'il me faudra estre aveugle formé, avant que je sente la decadence et vieillesse de ma veuë. Tant les Parques destordent artificiellement nostre vie. Si suis-je en doubte, que mon ouïe marchande à s'espaissir : et verrez que je l'auray demy perdue, que je m'en prendray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut bien bander l'ame, pour luy faire sentir, comme elle s'escoule.

Mon marcher est prompt et ferme : et ne sçay lequel des deux, ou l'esprit ou le corps, j'ay arresté plus mal-aisément, en mesme poinct. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention, tout un sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance, où j'ay veu les dames tenir leurs yeux mesmes si certains, je ne suis jamais venu à bout, que quelque piece des miennes n'extravague tousjours : encore que j'y sois assis, j'y suis peu rassis : Comme la chambriere du philosophe Chrysippus, disoit de son maistre, qu'il n'estoit yvre que par les jambes : car il avoit ceste coustume de les remuer, en quelque assiette qu'il fust : et elle le disoit, lors que le vin esmouvant ses compaignons, luy n'en sentoit aucune alteration. On a peu dire aussi dés mon enfance, que j'avoy de la follie aux pieds, ou de l'argent vif : tant j'y ay de remuement et d'inconstance naturelle, en quelque lieu, que je les place.

C'est indecence, outre ce qu'il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger gouluement, comme je fais : Je mors souvent ma langue, par fois mes doigts, de hastiveté. Diogenes, rencontrant un enfant qui mangeoit ainsin, en donna un soufflet à son precepteur. Il y avoit des hommes à Rome, qui enseignoyent à mascher, comme à marcher, de bonne grace. J'en pers le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourveu que ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts.

Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs, ils se choquent et empeschent l'un l'autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, pour qu'elle ne troublast la douceur des devis, par la raison, que Platon luy preste, Que c'est un usage d'hommes populaires, d'appeller des joüeurs d'instruments et des chantres aux festins, à faute de bons discours et aggreables entretiens, dequoy les gents d'entendement sçavent s'entrefestoyer.

Varro demande cecy au convive : l'assemblée de personnes belles de presence, et aggreables de conversation, qui ne soyent ny muets ny bavarts : netteté et delicatesse aux vivres, et au lieu : et le temps serein. Ce n'est pas une feste peu artificielle, et peu voluptueuse, qu'un bon traittement de table. Ny les grands chefs de guerre, ny les grands philosophes, n'en ont desdaigné l'usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire, que la fortune me rendit de souveraine douceur, en divers temps de mon aage plus fleurissant. Mon estat present m'en forclost. Car chacun pour soy y fournit de grace principale, et de saveur, selon la bonne trampe de corps et d'ame, en quoy lors il se trouve.

Moy qui ne manie que terre à terre, hay ceste inhumaine sapience, qui nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps. J'estime pareille injustice, de prendre à contre coeur les voluptez naturelles, que de les prendre trop à coeur : Xerxes estoit un fat, qui enveloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer prix à qui luy en trouveroit d'autres. Mais non guere moins fat est celuy, qui retranche celles, que nature luy a trouvées. Il ne les faut ny suyvre ny fuyr : il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n'avons que faire d'exaggerer leur inanité : elle se faict assez sentir, et se produit assez. Mercy à nostre esprit maladif, rabat-joye, qui nous desgouste d'elles, comme de soy-mesme. Il traitte et soy, et tout ce qu'il reçoit, tantost avant, tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile :

Syncerum est nisi vas, quodcunque infundis, acescit.

Moy, qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement : n'y trouve, quand j'y regarde ainsi finement, à peu pres que du vent. Mais quoy ? nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s'ayme à bruire, à s'agiter : Et se contente en ses propres offices : sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes.

Les plaisirs purs de l'imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands : comme l'exprimoit la balance de Critolaüs. Ce n'est pas merveille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en plein drap. J'en voy tous les jours, des exemples insignes, et à l'adventure desirables. Mais moy, d'une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict, à ce seul object, si simple : que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents, de la loy humaine et generale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes Cyrenaïques veulent, que comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels soyent plus puissants : et comme doubles, et comme plus justes.

Il en est, comme dit Aristote, qui d'une farousche stupidité, en font les desgoustez. J'en cognoy d'autres qui par ambition le font. Que ne renoncent ils encore au respirer ? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce qu'elle est gratuite : ne leur coutant ny invention ny vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure, les substantent pour voir, au lieu de Venus, de Cerez, et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature du cercle, juchez sur leurs femmes ? Je hay, qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l'esprit s'y clouë, ny qu'il s'y veautre : mais je veux qu'il s'y applique : qu'il s'y see, non qu'il s'y couche. Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n'avions pas d'ame : Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'avions pas de corps. Touts deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation : Socrates, toute en moeurs et en action : Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils le disent, pour en conter. Et le vray temperament se trouve en Socrates ; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique : et luy sied mieux.

Quand je dance, je dance : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promeine solitairement en un beau verger, si mes pensees se sont entretenuës des occurrences estrangeres quelque partie du temps : quelque autre partie, je les rameine à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy. Narure a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses. Et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l'appetit : c'est injustice de corrompre ses reigles.

Quand je vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne, jouïr si plainement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit relascher son ame, je dis que c'est la roidir, sousmettant par vigueur de courage, à l'usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu, que c'estoit là leur ordinaire vocation, cette-cy, l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je n'ay rien faict d'aujourd'huy. Quoy ? avez-vous pas vescu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m'eust mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je sçavoy faire. Avez vous sceu mediter et manier vostre vie ? vous avez faict la plus grande besoigne de toutes.

Pour se montrer et exploicter, nature n'a que faire de fortune. Elle se montre egallement en tous estages : et derriere, comme sans rideau. Avez-vous sceu composer vos moeurs : vous avez bien plus faict que celuy qui a composé des livres. Avez vous sceu prendre du repos, vous avez plus faict, que celuy qui a pris des Empires et des villes. Le glorieux chef-d'oeuvre de l'homme, c'est vivre à propos. Toutes autres choses ; regner, thesauriser, bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules, pour le plus. Je prens plaisir de voir un general d'armée au pied d'une breche qu'il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et delivre, à son disner, au devis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirez à l'encontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breveter Polybe en toute securité. C'est aux petites ames ensevelies du poix des affaires, de ne s'en sçavoir purement desmesler : de ne les sçavoir et laisser et reprendre.

ô fortes pejoráque passi,
Mecum sæpe viri, nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor
.

Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique est passé en proverbe, et leurs festins : je trouve que c'est raison, qu'ils en disnent d'autant plus commodément et plaisamment, qu'ils ont utilement et serieusement employé la matinée à l'exercice de leur eschole. La conscience d'avoir bien dispensé les autres heures, est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsin ont vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous estonne en l'un et l'autre Caton, cette humeur severe jusques à l'importunité, s'est ainsi mollement submise, et pleuë aux loix de l'humaine condition, et de Venus et de Bacchus. Suivant les preceptes de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et entendu à l'usage des voluptez qu'en tout autre devoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus.

Le relaschement et facilité, honore ce semble à merveilles, et sied mieux à une ame forte et genereuse. Epaminondas n'estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s'y embesongner avec attention, fust chose qui desrogeast à l'honneur de ses glorieuses victoires, et à la parfaicte reformation des moeurs qui estoit en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, personnage digne de l'opinion d'une geniture celeste, il n'est rien qui luy donne plus de grace, que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et joüer à cornichon va devant, le long de la marine avec Lælius : Et s'il faisoit mauvais temps, s'amusant et se chatouillant, à representer par escript en comedies les plus populaires et basses actions des hommes. Et la teste pleine de cette merveilleuse entreprinse d'Annibal et d'Afrique ; visitant les escholes en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie, jusques à en avoir armé les dents de l'aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remarquable en Socrates, que ce que tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller, et jouër des instrumens : et le tient pour bien employé.

Cettuy-cy, s'est veu en ecstase debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l'armée Grecque, surpris et ravy par quelque profonde pensée. Il s'est veu le premier parmy tant de vaillants hommes de l'armée, courir au secours d'Alcibiades, accablé des ennemis : le couvrir de son corps, et le descharger de la presse, à vive force d'armes. En la bataille Delienne, relever et sauver Xenophon, renversé de son cheval. Et emmy tout le peuple d'Athenes, outré, comme luy, d'un si indigne spectacle, se presenter le premier à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoient mener à la mort par leurs satellites : et ne desista cette hardie entreprinse, qu'à la remontrance de Theramenes mesme : quoy qu'il ne fust suivy que de deux, en tout. Il s'est veu, recherché par une beauté, de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing une severe abstinence. Il s'est veu continuellement marcher à la guerre, et fouler la glace les pieds nuds ; porter mesme robbe en hyver et en esté : surmonter tous ses compaignons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu'en son ordinaire : Il s'est veu vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l'indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme. Et en fin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme là estoit-il convié de boire à lut par devoir de civilité ? c'estoit aussi celuy de l'armée, à qui en demeuroit l'advantage. Et ne refusoit ny à jouër aux noisettes avec les enfans, ny a courir avec eux sur un cheval de bois, et y avoit bonne grace : Car toutes actions, dit la philosophie, sieent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a dequoy, et ne doit-on jamais se lasser de presenter l'image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d'exemples de vie, pleins et purs. Et faict-on tort à nostre instruction, de nous en proposer tous les jours, d'imbecilles et manques : à peine bons à un seul ply : qui nous tirent arriere plustost : corrupteurs plustost que correcteurs.

Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l'extremité sert de borne, d'arrest et de guide, que par la voye du milieu large et ouverte, et selon l'art, que selon nature ; mais bien moins noblement aussi, et moins recommendablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n'est rien si beau et legitime, que de faire bien l'homme et deuëment. Ny science si arduë que de bien sçavoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c'est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame, le face hardiment s'il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion : Ailleurs au contraire : qu'elle l'assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, et de s'y complaire conjugalement : y apportant, si elle est plus sage, la moderation, depeur que par indiscretion, ils ne se confondent avec le desplaisir. L'intemperance, est peste de la volupté : et la temperance n'est pas son fleau : c'est son assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souverain bien, et ses compaignons, qui la monterent à si haut prix, la savourerent en sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la temperance, qui fut en eux singuliere et exemplaire. J'ordonne à mon ame, de regarder et la douleur et la volupté, de veuë pareillement reiglée : eodem enim vitio est effusio animi in lætitia, quo in dolore contractio : et pareillement ferme : Mais gayement l'une, l'autre severement : Et selon ce qu'elle y peut apporter, autant soigneuse d'en esteindre l'une, que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens, tire apres soyle voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non evitable, en son tendre commencement : et la volupté quelque chose d'evitable en sa fin excessive. Platon les accouple : et veut, que ce soit pareillement l'office de la fortitude combattre à l'encontre de la douleur, et à l'encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, ausquelles, qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bien heureux. La premiere, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement : L'autre par soif, mais non jusques à l'yvresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine, sont les premieres choses, que sent un enfant : si la raison survenant elles s'appliquent à elle : cela c'est vertu.

J'ay un dictionaire tout à part moy : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais, et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, represente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur conte de leur vie, que de la couler et eschaper : de la passer, gauchir, et autant qu'il est en eux, ignorer et fuir ; comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable : Mais je la cognois autre : et la trouve, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où je la tiens : Et nous l'a nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous, si elle nous presse ; et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret : Mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien, de ne se desplaire à mourir qu'à ceux, qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr : je la jouis au double des autres : Car la mesure en la jouissance, depend du plus ou moins d'application, que nous y prestons. Principalement à cette heure, que j'apperçoy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en poix : Je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie : et par la vigueur de l'usage, compenser la hastiveté de son escoulement. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine.

Les autres sentent la douceur d'un contentement, et de la prosperité : je la sens ainsi qu'eux : mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l'ottroye. Ils jouyssent les autres plaisirs, comme ils font celuy du sommeil, sans les cognoistre. A celle-fin que le dormir mesme ne m'eschappast ainsi stupidement, j'ay autresfois trouvé bon qu'on me le troublast, afin que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moy ; je ne l'escume pas, je le sonde, et plie ma raison à le recueillir, devenuë chagrigne et desgoustée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille, je ne la laisse pas friponner aux sens ; j'y associe mon ame. Non pas pour s'y engager, mais pour s'y agreer ; non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver. Et l'employe de sa part, à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon-heur, et l'amplifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doit à Dieu, d'estre en repos de sa conscience et d'autres passions intestines ; d'avoir le corps en sa disposition naturelle : jouissant ordonnément et competemment, des functions molles et flateuses, par lesquelles il luy plaist compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa justice nous bat à son tour. Combien luy vaut d'estre logee en tel poinct, que où qu'elle jette sa veuë, le ciel est calme autour d'elle : nul desir, nulle crainte ou doute, qui luy trouble l'air : aucune difficulté passée, presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison des conditions differentes : Ainsi, je me propose en mille visages, ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste. Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoivent si laschement, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le present, et ce qu'ils possedent, pour servir à l'esperance, et pour des ombrages et vaines images, que la fantasie leur met au devant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus 
;

lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu'on les suit. Le fruict et but de leur poursuitte, c'est poursuivre : comme Alexandre disoit que la fin de son travail, c'estoit travailler.



Nil actum credens cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, j'ayme la vie, et la cultive, telle qu'il à pleu a Dieu nous l'octroyer : Je ne vay pas desirant, qu'elle eust à dire la necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins excusablement, de desirer qu'elle l'eust double. Sapiens divitiarum naturalium quæsitor acerrimus. Ny que nous nous substantassions, mettans seulement en la bouche un peu de ceste drogue par laquelle Epimenides se privoit d'appetit, et se maintenoit. N'y qu'on produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons, ains parlant en reverence, que plustost encores, on les produisist voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps fust sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon coeur et recognoissant, ce que nature a faict pour moy : et m'en aggree et m'en loue. On faict tort à ce grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l'annuller et desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. Omnia quæ secundum naturam sunt ; æstimatione digna sunt. Des opinions de la Philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides : c'est à dire les plus humaines, et nostres : Mes discours sont conformément à mes moeurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant à mon gré, quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher, Que c'est une farrouche alliance, de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l'indulgent, l'honneste au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le sage la gouste. Le seul plaisir, qu'il tire de la jouyssance d'une belle jeune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience, de faire une action selon l'ordre. Comme de chausser ses bottes, pour une utile chevauchee. N'eussent ses suyvans, non plus de droit, et de nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu'en a sa leçon. Ce n'est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle : mais il prefere celle de l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Ceste cy ne va nullement seule, selon luy ; il n'est pas si fantastique : mais seulement, premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez.

Nature est un doux guide : Mais non pas plus doux, que prudent et juste. Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulet, pervidendum. Je queste par tout sa piste : nous l'avons confondüe de traces artificielles. Et ce souverain bien Academique, et Peripatetique, qui est vivre selon icelle : devient à ceste cause difficile à borner et expliquer. Et celuy des Stoïciens, voisin à celuy-là, qui est, consentir à nature. Est-ce pas erreur, d'estimer aucunes actions moins dignes de ce qu'elles sont necessaires ? Si ne m'osteront-ils pas de la teste, que ce ne soit un tresconvenable mariage, du plaisir avec la necessité, avec laquelle, dit un ancien, les Dieux complottent tousjours. A quoy faire desmembrons nous en divorce, un bastiment tissu d'une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices : que l'esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l'esprit, et la fixe. Qui velut summum bonum, laudat animæ naturam, et tanquam malum, naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter appetit, et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate divina. Il n'y a piece indigne de nostre soin, en ce present que Dieu nous a faict : nous en devons comte jusques à un poil. Et n'est pas une commission par acquit à l'homme, de conduire l'homme selon sa condition : Elle est expresse, naïfve et tresprincipale : et nous l'a le Createur donnee serieusement et severement. L'authorité peut seule envers les communs entendemens : et poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. Stultitiæ proprium quis non dixerit, ignavè et contumaciter facere quæ facienda sunt : et alio corpus impellere, alió animum : distrahique inter diversissimos motus ?

Or sus pour voir, faictes vous dire un jour, les amusemens et imaginations, que celuy-là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensee d'un bon repas, et plainct l'heure qu'il employe à se nourrir : vous trouverez qu'il n'y a rien si fade, en tous les mets de vostre table, que ce bel entretien de son ame (le plus souvent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à ce, à quoy nous veillons) et trouverez que son discours et intentions, ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les ravissemens d'Archimedes mesme, que seroit-ce ? Je ne touche pas icy, et ne mesle point à ceste marmaille d'hommes que nous sommes, et à ceste vanité de desirs et cogitations, qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevees par ardeur de devotion et religion, à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, lesquelles preoccupans par l'effort d'une vive et vehemente esperance, l'usage de la nourriture eternelle, but final, et dernier arrest des Chrestiens desirs : seul plaisir constant, incorruptible : desdaignent de s'attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues : et resignent facilement au corps, le soin et l'usage, de la pasture sensuelle et temporelle. C'est un estude privilegé. Entre nous, ce sont choses, que j'ay tousjours veuës de singulier accord : les opinions supercelestes, et les moeurs sousterraines.

Esope ce grand homme vid son maistre qui pissoit en se promenant, Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant ? Mesnageons le temps, encore nous en reste-il beaucoup d'oisif, et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures, à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux, et eschapper à l'homme. C'est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes : au lieu de se hausser, ils s'abbattent. Ces humeurs transcendentes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m'est fascheux à digerer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent, qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont les plus haut montees. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre, que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce. Il s'estoit conjouy avec luy par lettre, de l'oracle de Jupiter Hammon, qui l'avoit logé entre les Dieux. Pour ta consideration, j'en suis bien ayse : mais il y a dequoy plaindre les hommes, qui auront à vivre avec un homme, et luy obeyr, lequel outrepasse, et ne se contente de la mesure d'un homme. Diis te minorem quod geris, imperas. La gentille inscription, dequoy les Atheniens honnorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :

D'autant es tu Dieu, comme
Tu te recognois homme
.

C'est une absoluë perfection, et comme divine, de sçavoir jouyr loyallement de son estre : Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres : et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y faict. Si avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul.

Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modelle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d'estre traictee plus tendrement, Recommandons lá à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse : mais gaye et sociale :

Frui paratis et valido mihi
Latoe dones, et precor integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carentem
.

Table des matières

Fin du livre III



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