Mémoire invisible, mémoires taboues



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Dominique LE TIRANT

Ethnologue



Mémoire invisible, mémoires taboues 

La place et le rôle occupés par certaines catégories d’acteurs dans l’histoire industrielle et sociale du XXe siècle peuvent aujourd’hui encore être méconnus ou demeurer invisibles. C’est le cas des femmes. La nature des industries, le rôle des institutions dans l’élaboration et la préservation d’une certaine mémoire – au travers de la prise en compte ou non du rôle d’une partie de la population dans l’élaboration historique et les représentations associées –, contribuent à pérenniser le jeu des places attribuées respectivement à chacun et à renforcer l’invisibilité de ces acteurs. Dans le cas de la mémoire ouvrière, la multiplication des lieux présentant d’anciennes activités industrielles ou semi-industrielles, la protection de certains sites de production ne suffisent pas toujours à rendre compte et à restituer le vécu de cette population, le contenu et les conditions du travail ou bien encore le fonctionnement et la culture de la société qui a existé.

Revenons sur le cas de deux études ethnologiques menées dans la région du Nord-Pas-de-Calais entre 1999 et 2002 ; elles portaient sur les métiers, la place et le rôle des femmes dans la société portuaire du port de commerce de Dunkerque, puis dans la société minière de la région de Béthune à Valenciennes.

Recueillir le témoignage de femmes

Ces études ont été réalisées à partir d’une commande effectuée par deux musées de techniques et de société, portuaire et minier1. Il s’agissait de recueillir des témoignages auprès de femmes ayant directement travaillé sur les sites industriels ou liées par leur statut de filles ou d’épouses à ces milieux respectifs. Que signifiait hier et que signifie aujourd’hui le fait d’être fille ou bien épouse de mineur ou de docker, quel est le rôle des femmes dans ces sociétés particulières ? Quelle fut la réalité des métiers féminins, trieuses de charbon, lampistes sur les sites miniers ou voilières2 sur le port de Dunkerque ? Quels autres métiers ont-elles exercés et que l’histoire n’a pas retenus ? Dix ans après la fermeture du dernier puits de mine dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais, ou alors que le port de commerce est en complète mutation, à une époque où les témoins directs se raréfient, il apparaissait nécessaire de mener l’enquête.

La finalité des études consistait, d’une part, à produire des connaissances historiques et ethnologiques sur la société des femmes, d’autre part, à proposer à un plus large public des expositions, spectacles, conférences, publications… La restitution de chaque étude devait intégrer les grands axes d’une future programmation.

Bien que le milieu portuaire et le milieu minier soient très différents, l’histoire a laissé peu de place et de visibilité aux femmes, oubliant les rôles qu’elles y ont joué, qu’il s’agisse des métiers qu’elles ont exercés sur les sites ou de leur rôle d’épouses aux côtés de leur mari, docker ou mineur, assurant dans l’espace domestique une contribution non négligeable au revenu par la fourniture d’un travail visant l’entretien, le bien-être et le confort de leur époux, et donc la bonne marche de la production.



Des activités et des rôles occultes

Pourquoi les métiers et les rôles féminins dans ces contextes sont-ils si mal connus ? Pourquoi ne font-ils pas partie des représentations historiques déjà élaborées ?

L’invisibilité des activités et du rôle des femmes a été autant construite par les institutions (sociétés portuaires, société des Houillères3, syndicats professionnels de mineurs et de dockers, organismes de gestion des retraites) que par les représentations historiques traditionnelles qui s’intéressent surtout aux secteurs ayant employé une majorité de femmes, comme les industries textiles4, ou bien qui se cantonnent à de simples évocations. On note une quasi absence de sources pour appréhender ces réalités. Les emplois occupés par les femmes n’ont pas fait l’objet d’études spécifiques ni donné naissance à une littérature particulière5.

L’invisibilité du rôle des femmes et la méconnaissance de leurs métiers sont dans les deux cas très liées à la nature même des activités : mineurs et dockers occupent le devant de la scène dans l’histoire de l’industrie et de la production industrielle du XX siècle, et une grande place dans l’histoire des mouvements sociaux et ouvriers liés à ces activités. Les emplois occupés par les femmes, tant sur le port que dans les mines, ont donc été relayés au second plan de cette histoire.

Cette invisibilité est aussi largement liée au statut et à la place occupés par les femmes. Elles furent employées le plus souvent ponctuellement jusqu’au mariage. Une fois épouses, elles ont œuvré dans l’ombre du travail de leur mari, docker ou mineur, gagnant une forme d’invisibilité sociale. Cette invisibilité est renforcée par l’absence de lieu de représentation collective ou identitaire. En cela, elles ne forment pas de collectif stablee.

Enfin, les représentations liées aux femmes s’expriment souvent sous un aspect folkloriste parfois caricatural pouvant être dévalorisant. Ces représentations stéréotypées qui révèlent une forme d’assignation de place et de rôle, fortement intégrées par les femmes elles-mêmes, peuvent les conduire à un empêchement de la parole. Par exemple, dans le cas du port, la double figure féminine de la femme de pêcheur vouée à l’attente et de la prostituée qui appartient au monde masculin des marins est tellement puissante qu’elle a occulté les autres rôles et statuts des femmes. Il s’agissait donc aussi dans ces études de construire un corpus spécifique, relatif au travail des femmes, dans l’univers domestique ou dans leurs métiers.

Dans les deux cas, on a employé une méthodologie classique de recueil de données au cours d’entretiens longs, de recherche et d’identification de sources documentaires dans différents lieux d’archives et auprès d’acteurs directs ou non. Les premières personnes interrogées ont été identifiées et sollicitées au départ par le biais de personnes ressources appartenant au milieu puis ont fourni elles-mêmes les contacts, éléments d’élaboration et de mise en place d’un réseau. Cette démarche a pris un certain temps, les personnes rencontrées, souvent isolées, n’avaient jamais été sollicitées et n’appartenaient pour la plupart à aucune association ou structure qui auraient permis un relais. Un travail de collation de documents iconographiques, sonores et objets, a permis de compléter certains aspects. Les travaux d’étude et de collecte ont été favorisés par une sensibilisation médiatique via la presse locale auprès de la population.

Solliciter le témoignage de personnes n’ayant jamais été amenées à parler de leur vie ni d’elles-mêmes oblige dans un premier temps à un travail de dédramatisation, par rapport au langage (“ je n’ai pas fait d’études ”, “ je parle un “mauvais” français ”, “ que puis-je dire d’intérêt ? ”…), de déculpabilisation par rapport au rôle, et, dans le cas du bassin minier, d’assurance par rapport à l’institution : en effet, dans la société minière, l’expression de la parole était associée à des risques de mesures de rétorsion de la part de l’institution. Les principales difficultés rencontrées étaient liées à l’absence de place dans le discours traditionnel et de représentation dans l’espace public, à l’occultation des rôles, pouvant être, comme dans le cas des mines, validés par un statut social, l’épouse de mineur n’ayant de “ légitimité ” qu’à travers le statut du mineur, même devenue veuve.



De la valorisation institutionnelle aux ré-appropriations individuelles

De ces deux recherches, seule celle concernant les femmes du bassin minier a été valorisée dans l’espace public : les résultats de l’enquête ont été présentés et restitués sous formes d’expositions, de conférences, d’ouvrage, de spectacles vivants, faisant à chaque fois l’objet d’une campagne de communication de la part du musée, et ont été relayés par différents médias pendant toute la durée de l’étude et de sa restitution6.

Ces actions ont systématiquement associé des femmes ayant contribué à l’élaboration de l’étude, leur rendant ainsi une visibilité en tant qu’actrices et témoins directs de leur histoire, en les invitant à se présenter devant un public, en sollicitant leur témoignage lors des manifestations ou en les impliquant dans une relation pouvant aller jusqu’au partenariat lorsqu’il s’est agit, par exemple, d’élaborer un spectacle avec une compagnie de théâtre.

L’enquête a donc permis une institutionnalisation de la mémoire par le musée qui a mis en œuvre une programmation soutenue et diversifiée d’actions liées à la restitution et à la mise en valeur de l’enquête. Par les différentes mises en œuvre / en scène de l’étude, elle a ouvert le champ à une légitimation et à une reconnaissance de la parole et de l’identité sociale et culturelle7 des femmes de mineurs.


La restitution des entretiens à chaque personne rencontrée a permis la ré-appropriation de sa propre histoire et contribué à l’objectiver. Quant à la valorisation publique des résultats elle a permis de s’inscrire dans une histoire collective et une trajectoire sociale identifiées, rendues visibles et devenues désormais communicables.

Une des conséquences les plus remarquables en a été la libération d’une parole, y compris en public, concernant des pratiques sociales jamais identifiées et refoulées car considérées comme honteuses, des souffrances et des vécus douloureux jamais exprimés. C’est par exemple une femme qui prend la parole lors d’une conférence dans un lieu très institutionnalisé, l’auditorium du musée, et raconte, les larmes dans la voix, la maladie et son long parcours d’accompagnement de son époux silicosé ; ce sont trois femmes, lors d’une signature dans un cinéma, qui parlent ouvertement du contrôle social par les autres femmes des signes menstruels de la puberté des jeunes filles ou de la maternité à travers la surveillance du linge intime, à l’époque étendu dehors, donc montré ; d’autres encore n’hésitent pas à dire : “ nous, les filles de la mine, on était ni plus ni moins considérées comme des putains ”.

On peut attribuer les dons d’archives personnelles a posteriori comme une conséquence de la visibilité de l’étude, qui renvoie surtout à une évolution du positionnement de l’image de l’institution muséale dans les représentations. Affranchi de la tutelle de l’institution minière le musée est désormais capable de produire un nouveau discours sur la société minière et sur les femmes de mineurs.

L’émergence d’une nouvelle demande sociale s’est enfin traduite par l’initiative d’une commune qui, après avoir élaboré une action de formation de certains de ses personnels municipaux, a lancé une campagne de collecte et de recueil de la mémoire au niveau local. Il a mis en place des ateliers invitant les habitants à une contribution active, transférant ainsi sur le terrain actuel de la politique de la ville l’occasion de créer une dynamique de développement qui intègre la prise en compte de la mémoire et du patrimoine.



À lire

Dominique Le Tirant, Femmes à la mine, femmes de mineurs, éd. du Centre historique minier, Lewarde, coll. “ Mémoires de Gaillette ”, 2002.

Michel Valière, Ethnographie de la France, histoire et enjeux contemporains des approches du patrimoine ethnologique, éd. A. Colin, coll. “ Cursus ”, 2002.

Alain Babadzan, “ Les usages sociaux du patrimoine ”, Revue ethnologies comparées, n° 2, printemps 2001, sur le site : http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm

“ Souvenirs et mémoire ”, Revue Sciences humaines n° 107, juillet 2000.

“ Les récits de vie ”, Revue Sciences humaines n° 102, février 2000.




1 Musée portuaire de Dunkerque et Centre historique minier de Lewarde.

2 Le terme désignant cette fonction, dans une définition restreinte, n’existe dans le dictionnaire qu’au masculin.

3 HBNPC, société des Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais devenue ensuite Charbonnages de France.

4 Pour appréhender globalement l’évolution de la prise en compte du rôle des femmes et du genre dans la construction d’objet historique, se reporter à l’article de Michelle Perrot, Sexuation de l’histoire, in Dictionnaire critique du féminisme, éd. PUF, Politique d’aujourd’hui, 2000.

5 C’est dans les années 1970 que l’approche du genre est posée comme objet d’étude en soi : la plupart des écrits sur les femmes datent de cette période ; pour les mines, ce sont essentiellement des récits.

e Sauf à de rares occasions, comme par exemple lors des grèves de 1963 où les femmes de mineurs se sont organisées collectivement et sont allées à Paris manifester en tant que “ femmes, épouses de mineurs ”, affirmant dans l’espace public une appartenance à un groupe social.

6 L’exposition a été présentée d’avril à décembre 2002 au CHM de Lewarde et est en itinérance depuis : elle a reçu le label d’intérêt national pour l’année 2002, décerné par le ministère de la Culture et de la Communication. Une séance de projection a été organisée en mai 2002. La compagnie théâtrale Les Belles Lurettes a donné un spectacle en juin, La Ligue d’Improvisation du Nord en octobre. La parution de l’ouvrage, Femmes à la mine, femmes de mineurs, en décembre 2002, a permis d’organiser des séances de présentation restitution et signature. Au niveau médias, de nombreux articles ont été publiés par la presse quotidienne et hebdomadaire nationale et locale. Des émissions radio ont eu lieu sur France Inter, France Info, Radio Bleue, RFI…, et les radios locales. Un documentaire (52’) a été diffusé sur FR3 en décembre 2002.

7 Il s’agit ici d’une identité de culture en tant que femmes appartenant à la société minière : il y a là un double jeu à la fois de reconnaissance d’appartenance par l’expression et de partage d’un certain nombre de faits et valeurs communs dans lesquels les femmes se retrouvent et qui ne masquent pas pour autant leurs appartenances à des communautés d’origines différentes.

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