Danh Voh: D’un lapsus à l’autre, Fatherland versus Mothertongue



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Danh Vo: D’un lapsus à l’autre, Fatherland versus Mothertongue
Bruxelles, le 7 juillet 2015
Cher Danh Vo,
J’entame cette lettre (qui devrait sans doute être rédigée en anglais) afin de vous parler de la profonde et subtile impression que m’ont laissée les visites de Mothertongue et de Slip of the Tongue, heureuses coïncidences linguistiques et artistiques que vous avez conçues et inaugurées en mai dernier à Venise.

A défaut de pouvoir prévenir les possibles malentendus d’une traduction et les imprévisibles lapsus (ou, précisément, slips of the tongue en anglais), j’emploie ici ma langue maternelle ou mothertongue pour vous écrire.


J’ai été pour ma part très sensible au travail d’épure, à la fois léger et subtil, réalisé dans l’investissement du pavillon danois où se déployait Mothertongue. Peu de pièces, parcimonieusement et efficacement choisies, disposées de façon à faire ressortir l’architecture retrouvée du pavillon dans ses détails de finition originaux (teak des châssis et encadrements de portes, plinthes en pierre calcaire).
Pour moi, votre travail fait mouche, en ce sens qu’il aborde avec subtilité et délicatesse, mais non sans une certaine forme de violence rentrée, la question des nos identités mouvantes et multiples d’êtres enracinés dans plusieurs terreaux culturels, dans un monde de langues et de codes, esthétiques ou linguistiques, qui se mélangent, se brassent, se réinventent, à la faveur d’événements historiques parfois violents et sanguinaires.
C’est donc un travail aussi sur la langue, les langues, les codes que nous utilisons et manions tour à tour avec familiarité, à la façon de notre code premier, notre langue maternelle – la mothertongue éponyme de votre proposition aux Giardini -, mais aussi parfois avec plus de distance, d’obstacles, de filtres et d’entraves.

Des codes qui s’enrichissent alors de leurs propres collusions, dérives, malentendus et glissements sémantiques et esthétiques possibles. C’est ce que l’on peut appeler donc the slip(s) of the tongue(s).


Ces thématiques ressortent de façon récurrente et structurelle dans vos oeuvres individuelles, vos installations ou encore dans les expositions que vous concevez: avec l’indifférenciation sélective et très précise qui vous caractérise, vous y organisez en effet des rencontres entres des artefacts issus de cultures, d’époques, de registres, de genres et de disciplines différents.
Ces réappropriations peuvent se limiter à une recontextualisation de la fonctionnalité de l’objet “quasi-objet” ou artefact, telles dans Mothertongue cette table Judas de Finn Juhl, incrustée de trente piastres d’argent, ou encore, du même designer, la table-banc qui retrouve une fonctionnalité toute simple de socle.

La description très précise des pièces nous amène à réfléchir à quel point jusque dans sa propre matérialité tel ou tel artefact d’une culture est tributaire de mouvements ou courants historiques. Quel serait en effet le design danois en palissandre ou teck des années 50 sans la colonisation effrénée qu’entamèrent les occidentaux dès la fin du XVe siècle dans les régions tropicales du continent sud-américain et qui se poursuivit jusqu’à l’aube du XXe siècle aux quatre coins du globe?


La première salle à gauche de l’entrée du pavillon tranche avec le reste des espaces par ses murs d’un rouge intense, un rouge cochenille pour être exact, du nom de l’insecte américain utilisé depuis au moins deux mille ans par les civilisations pré-colombiennes, et qui devint vite le bien d’exportation le plus précieux de l’empire colonial ibérique, après l’argent bien entendu. De nos jours, son code RAL 3020 désigne encore la couleur de la pourpre utilisée pour les vêtements de cérémonie des cardinaux.
Non loin de là, un hybride sculptural associe le marbre blanc cristallin d’un Sarcophage du Bas Empire avec une Vierge de l’Annonciation en peuplier de l’école de Nino Pisano c.1350, dont le titre 0 Theos Mavro est tiré des tirades démoniaques de The Exorcist, l’un des films fétiches de votre adolescence. Cette même source est à la base du Your Mother sucks Cocks in Hell que vous associez cette fois à une tête de chérubin en chêne du XVIIe siècle, non sans imaginer avec malice l’embarras potentiel des curateurs ou galeristes amenés à en prononcer le titre en public. Ces titres prolongent directement la réflexion que vous suscitez par les interpellantes combinaisons d’artefacts d’époque et de cultures différentes, en soulignant par leur truculence violente, que la plupart des translations et glissements des formes culturelles ne se sont pas faites sans douleur.
Cette liberté, cette perspective “autres” que vous avez et prenez dans vos associations sélectives et électives, vous la tirez sans aucun doute de votre propre histoire et de celle de votre famille.

Car le personnel et l’universel ne sont jamais loin dans votre travail.


Danois, Européen, vous l’êtes devenu un peu au hasard de l’histoire tragique de votre pays d’origine. Et la décision courageuse prise par votre père Phung Vo de fuir le Vietnam en bateau (vous avez fait partie de ce que l’on appelait alors les boat people) à destination des Etats-Unis fit que vous fûtes recueillis par un bateau danois et que vous décidâtes finalement de rester dans ce pays. Votre père n’en apprit jamais véritablement la langue.
C’est ce qui donne aussi le sel et tout le sens du projet 02.02.1861 que vous avez initié en 2009 et que votre père, catholique politique et un peu accidentel1, poursuivra jusqu’à son décès.

Dans ce projet, Phung Vo recopie, sans véritablement la comprendre, la lettre que Saint Jean-Théophane Vénard, l’un des premiers missionnaires français des prémices de la colonisation de votre pays d’origine, écrivit à son propre père le jour de sa décapitation pour hérésie et sacrilège.

Par un curieux renversement des rôles et des contextes, c’est ici votre père qui recopie mot à mot, à l’intention d’un collectionneur et sans vraiment en comprendre le sens, avec l’approche du calligraphe d’idéogrammes que son éducation traditionnelle lui a donnée, la lettre du missionnaire français.

Un cas de réappropriation purement esthétique, en son chef, d’un alphabet i.e. de signes linguistiques et culturels, indépendamment de leur sens, et qui évoque indirectement le brassage turbulent des cultures du monde, dont nous sommes tous le fruit.

Car si l’on a tendance à restreindre cette approche du choc des cultures à notre époque contemporaine globalisée, héritière des soubresauts du colonialisme et du post-colonialisme historiques, votre exposition et vos sculptures remettent clairement l’accent sur le fait que ces chocs et refondations culturels caractérisent l’histoire de l’humanité depuis ses débuts. Que l’on ait plutôt tendance à l’oublier et à se perdre dans d’illusoires définitions d’identités culturelles figées, il n’en reste pas moins que nous-mêmes, les civilisations dont nous nous réclamons et l’art que nous produisons, sommes tous le fruit de ces migrations et métissages de personnes, savoirs, langages, codes, mythes et référents culturels, dictées par d’impérieuses nécessités de survie ou par des poussées politiques et économiques expansionnistes et belliqueuses.
La réappropriation purement esthétique des lettres de St Jean-Théophane Vénard m’amène à m’arrêter sur les confrontations très précises mais plus distancées que vous organisez dans l’exposition à la Punta della Dogana, Slip of the Tongue.

Une sélection de vos propres oeuvres y est confrontée à des oeuvres de la collection Pinault et de la collection de maîtres anciens Cini, soigneusement choisies pour les affinités électives qu’elles peuvent avoir entre elles mais aussi pour leur ouverture et leur potentialité en glissements discursifs.


Chacun des artistes que vous y convoquez, a visiblement façonné sa propre mothertongue, i.e.son idiome esthétique personnel. En soi, dans une exposition de groupe, les rencontres qu’un curateur (ou qu’un artiste curateur) établit participent d’une réappropriation distanciée, subjective et projective. En quelque sorte, le curateur s’infiltre dans (ou crée) des slips of the tongue, des glissements sémantiques et ou esthétiques, au sein de l’idiome personnel de chaque artiste. Ces confrontations et ces rencontres échappent assurément dans une certaine mesure à l’idiome naturel et aux intentions précises de chaque artiste pris individuellement.

Ce que dans votre travail vous organisez avec des artefacts ou des “quasi-objets” que vous prenez la licence de manipuler, voire de reconfigurer matériellement, vous le faites en l’occurrence avec des oeuvres d’art dont vous respectez l’intégrité et l’autonomie, tout en les recontextualisant au sein d’un discours “autre” et qui dépasse leur mothertongue esthétique matricielle. Cette conscience et cette précision dans le geste que vous posez en fait, à mon sens, une exposition éminemment réussie.


En guise d’épilogue à ce courrier, qui, au fond, à l’instar de la lettre de Vénard / Phung Vo, n’attend guère de réponse, je reviendrais sur l’usage et le sens usuels du terme mothertongue / langue maternelle, identité immatérielle que l’on juxtapose ou oppose volontiers à l’idée d’un fatherland, d’une patrie, plus concrète. Cette dichotomie étymologique reflète bien le partage des rôles sexués, des gender roles au sein de société patriarcales cadastrées et belliqueuses, où l’élément culturel (mothertongue) est subordonné aux aléas des confrontations entre fatherlands.

Votre oeuvre, vos expositions vénitiennes, me font rêver d’un monde où l’on renverserait par un heureux lapsus / slip of the tongue les polarités référentielles en parlant plutôt d’idiomes et de constructions culturelles mouvantes et jamais figées comme autant de fathertongues, et d’un véritable motherland, en nous référant à l’idée d’une terre nourricière, bien collectif, propriété de tous et de personne à la fois.


Avec mes meilleurs sentiments, je vous prie de me croire,

Bien à vous,


Emmanuel Lambion

1 Votre père se convertit au catholicisme en réaction à l’assassinat du leader catholique sud-vietnamien Ngo Dinh Diem lors d’un coup d’état soutenu par les U.S.A..

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