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Tradition et innovations : le Timée dans la pensée plotinienne

De l’ancienne Académie jusqu’au néoplatonisme, le Timée a toujours joui de la faveur des platoniciens de l’Antiquité. Même si Plotin, en opposition aux médioplatoniciens, préfère l’Un du Parménide au démiurge du Timée afin de décrire la nature de la divinité suprême, jamais le néoplatonisme ni son fondateur n’ont oublié les enseignements du Timée. Les traités plotiniens portent l’indéniable marque de l’influence de ce dialogue. On peut se faire une idée de l’omniprésence du Timée chez Plotin à la simple vue de l’index fontium compilé par P. Henry et H.-R. Schwyzer à la fin du troisième volume de leur editio minor des Ennéades1 : c’est à près de trois cents occasions que Plotin fait allusion au Timée. À quelques exceptions près, chaque page du dialogue a été mentionnée d’une manière ou d’une autre par Plotin, dont certaines à plusieurs reprises. Nous tenterons dans cette courte étude de résumer les thèmes ou les parties du Timée qui retiennent le plus l’attention de Plotin, comme aussi l’interprétation qu’il en donne. L’exhaustivité ne saurait avoir sa place ici, car il s’agit d’une entreprise gigantesque et qui a déjà fait l’objet d’un livre de P.P. Matter2. Nous nous contenterons d’explorer les thèmes du Timée qui sont les plus chers à Plotin et qui représentent des pièces maîtresses de sa philosophie.

La meilleure façon d’aborder notre sujet consiste à dresser un plan général du Timée et à indiquer quelles parties de ce dialogue retiennent avant tout l’attention de Plotin3. Le Timée s’ouvre sur une première section qui sert d’introduction (17a-27b). C’est l’occasion pour Socrate d’établir la situation dramatique et de résumer l’entretien qu’il a eu la veille à propos de la cité idéale. Critias enchaîne avec son récit sur l’Athènes ancienne et sur l’Atlantide. Cette section introductive ne présente aucun intérêt pour Plotin. Il n’y fait jamais référence et ne mentionne jamais l’Atlantide. Seul l’exposé de Timée, qui constitue le corps principal du texte, mérite à son avis d’être commenté. Timée expose en un long monologue un mythe vraisemblable sur l’origine et sur la constitution de l’univers sensible et des parties qu’il contient (27c-92c). Ce long discours se divise lui-même en trois sections : l’œuvre de la raison (29d-47e), l’œuvre de la nécessité (47e-69a), la coopération de la raison et de la nécessité (69a-81e).

Dans la première section, Timée introduit la figure du démiurge, cet intellect divin qui produit le monde en portant ses regards sur les formes intelligibles (29d-30d). Son discours se scinde en deux parties, car il étudie d’abord le macrocosme (31b-40d), puis le microcosme (40d-47e). En ce qui concerne le macrocosme, le monde est une sphère fabriquée à partir des quatre éléments et pourvue d’une âme qui en assure le mouvement. Quant au microcosme, c’est-à-dire les vivants qui peuplent la région sublunaire, ils sont produits par les dieux inférieurs au démiurge, alors que l’homme tient son âme intellective directement du démiurge. Nous aurons l’occasion, par la suite, d’examiner plus en détail cette section du Timée. Pour l’instant, il faut simplement souligner que Plotin lui accorde plus d’attention qu’à toutes les autres. Elle contient en effet des enseignements philosophiques et cosmologiques fort importants sur le démiurge, l’âme du monde, la production des différentes âmes et la constitution physique de l’univers.

Dans la deuxième section, sur l’œuvre de la nécessité, Timée fait intervenir la notion du réceptacle, ce matériau qui peut recevoir les copies des formes intelligibles (47e-53b). Timée y explique en outre la nature des quatre éléments, des figures géométriques qui leur sont propres et de leurs transmutations (52d-53c). Il termine cette section par la description des sensations et des impressions, comme par exemple le toucher, les saveurs et les odeurs (61c-69a). Plotin ne s’attarde réellement, parmi tout cela, qu’à la notion de réceptacle, cette matière première qui reçoit les formes. Il ne voit pas l’intérêt de discuter la nature des quatre éléments, ni leurs formes géométriques. Sans doute se contente-t-il de l’accord unanime des physiciens, qui admettent l’existence de quatre éléments. La manière dont se produit les diverses sensations, les saveurs et les odeurs ne le préoccupe pas outre mesure4.

Dans la troisième section, qui s’occupe de la coopération entre la raison et la nécessité, Timée situe les parties mortelles de l’âme humaine dans le corps : l’âme agressive est dans le cœur, alors que l’âme appétitive se trouve dans le ventre (69a-71a). L’ensemble de cette section décrit avec minutie les différents organes du corps humain, leur fonctionnement et les maladies qui peuvent les affliger. Timée parle du cœur, des poumons, du foie, de la rate, des intestins, de la mœlle, du sperme, du cerveau, des os, de la chair, des tendons et ainsi de suite (71a-76e). La liste est longue et les détails nombreux. Faut-il s’étonner que, de tout le Timée, ce sont les pages 69a-81e qui reçoivent le moins d’attention de la part de Plotin ? Ce n’est pas le genre d’explications sur lequel s’appesantit un Plotin. Non, même les pages 77-86 du Timée, celles qui expliquent le système sanguin et les maladies, ne sont jamais discutées dans les traités plotiniens. La physiologie et l’anatomie humaine ne l’intéressent pas.

De ce tour d’horizon se dégage le constat suivant : Plotin s’intéresse avant tout à la première partie du Timée (29d-47e), néglige pour l’essentiel la seconde et se désintéresse complètement de la troisième. Cela ne signifie pas, rappelons-le, qu’il ne cite ou ne mentionne jamais les dernières parties du Timée. Au fil de ses cinquante-quatre traités, Plotin finit presque par renvoyer au moins une fois à chaque page de ce dialogue. Mais la distribution est très inégale et se concentre largement dans la première partie.

La suite de cette étude reprendra donc les thèmes suivants, dans l’ordre où ils apparaissent dans le Timée : le démiurge, le Vivant en soi, le corps du monde, le mélange du divisible et de l’indivisible dans l’âme, l’âme du monde, l’âme humaine et le matériau.



Le démiurge (28b-c, 29d-30c, 41a-b)5

Afin d’expliquer comment se réalise la transition entre l’existence des formes intelligibles et celle du monde sensible, Platon introduit la figure du démiurge. Il en démontre l’existence grâce au raisonnement suivant : tout ce qui est sensible doit naître et périr ; or, tout ce qui naît vient à l’être sous l’effet d’une cause ; donc notre monde, qui est sensible, doit avoir une cause, à savoir le démiurge. Outre qu’il a fabriqué le monde, le démiurge intervient pour empêcher qu’il soit un jour détruit, car même si le monde doit par nature se dissoudre, la volonté du dieu empêche que cela se produise. Platon décrit le démiurge comme un artisan d’une bonté parfaite, qui fabrique l’univers sensible le plus parfait possible. Toute une série d’expressions dépeignent le démiurge sous les traits d’un intellect, à savoir d’un dieu qui raisonne, calcule, réfléchit, prend en considération et prévoit. En plus d’être un démiurge, le dieu est qualifié de « fabricant », de « modeleur de cire » et de « charpentier » ; il accomplit aussi le travail d’un métallurgiste, d’un constructeur, d’un peintre et d’un potier6. Puisque la matière lui résiste, il se contente de produire une œuvre aussi belle que possible. Une fois son ouvrage achevé, il se retire et laisse aux dieux inférieurs le soin de gouverner l’univers.



Plotin défend à son tour l’existence du démiurge. Selon lui, le démiurge véritable s’identifie à l’Intellect : « Transportant les mêmes principes à l’univers, on remontrera là aussi à un Intellect, dont on fera le véritable créateur et démiurge. » (5 (V, 9), 3, 24-26 ; voir aussi 10 (V, 1), 8, 1-4 et 52 (II, 3), 18, 14-21). Plotin accuse les gnostiques d’avoir confondu le démiurge avec l’Âme : « Souvent, au lieu de l’intellect qui réfléchit, c’est l’Âme qui joue selon eux le rôle de démiurge, et ils croient que tel est le démiurge selon Platon, car ils sont bien loin de savoir qui est le démiurge. » (33 (II, 9), 6, 21-24). Afin de se conformer à l’exigence du Timée, qui dépeint le démiurge comme un intellect, Plotin fait donc de l’Intellect le véritable démiurge. Mais en certains passages de ses traités, Plotin se voit pourtant forcé d’admettre un démiurge inférieur, à savoir l’Âme, qui produit les autres âmes. Cette subtilité exégétique est commandée par le souci de suivre le mythe du Timée, qui déclare que le démiurge produit l’âme du monde et nos âmes intellectives (41a-d). Lorsqu’il commente ce passage, Plotin se doit d’accepter que l’âme du monde et nos âmes intellectives se trouvent à la suite du démiurge (40 (II, 1), 5, 2-6 ; voir aussi 27 (IV, 3), 7, 8-13). Or, selon la métaphysique plotinienne, ce ne peut être le cas si le démiurge en question, c’est l’Intellect. Car la hiérarchie des réalités intelligibles impose, chez Plotin, qu’après l’Intellect vienne l’âme hypostase, puis, après l’âme hypostase, l’âme du monde et nos âmes intellectives : « ... toutes les âmes, même celle de l’univers, proviennent de la même âme (...) » (27 (IV, 3), 8, 3) ; « … toutes les âmes viennent de cette unité [i.e. l’Âme], l’âme du monde ainsi que les autres (…) » (27 (IV, 3), 4, 16-17) ; « … toute âme vient à la suite de l’âme divine et dérive d’elle. » (50 (III, 5), 3, 38). Ainsi, lorsque Platon affirme que nos âmes et l’âme du monde viennent après le démiurge, seule l’âme hypostase, chez Plotin, correspond à cette description ; ce ne sera certainement pas l’Intellect. On comprend mieux, dès lors, toute l’importance qu’il y a pour Plotin de parler d’un démiurge « véritable », qui désigne l’Intellect : cela lui permet de le distinguer d’un démiurge que l’on peut qualifier de « subalterne », c’est-à-dire l’Âme. Le démiurge se voit donc comme dédoublé chez Plotin, selon la partie du Timée qui est examinée. Puisque le Timée soutient que le démiurge est un intellect, le démiurge plotinien correspond à l’Intellect ; mais puisque le mythe du Timée dicte que le démiurge produit l’âme du monde et nos âmes intellectives, le démiurge devient cette fois l’âme hypostase d’après Plotin. Ce dédoublement démiurgique a déjà été souligné par Proclus, qui écrit : « Plotin le philosophe suppose que le démiurge est double, l’un restant dans l’intelligible, l’autre gouvernant l’univers ; et il fait bien de s’exprimer ainsi. » (Commentaire sur le Timée, I, 305, 16-19 Diehl).

La démiurgie devient plus complexe chez Plotin qu’elle ne l’était chez Platon. Selon les traités et le point de vue adopté, Plotin fait intervenir plusieurs entités différentes lors de la production du monde : l’âme du monde (10 (V, 1), 2 ; 27 (IV, 3), 6 ; 38 (VI, 7), 7, 8-16), la partie inférieure de l’âme du monde (27 (IV, 3), 4, 21-29 ; 52 (II, 3), 18, 8-22), la nature (28 (IV, 4), 14 ; 30 (III, 8), 2), l’âme végétative (8 (IV, 9), 3, 18-29 ; 11 (V, 2), 2, 30-31 ; 15 (III, 4), 1) et le lógos (27 (IV, 3), 11, 8-13 ; 30 (III, 8), 2)7. Cette diversité apparente cache en réalité une unité de doctrine, car cette énumération ne fait que préciser par degrés une même idée directrice, à savoir que c’est de l’âme que l’univers tire son existence. Si l’âme du monde produit l’univers, elle le fait par sa partie inférieure, qui tire sa puissance de sa partie supérieure, laquelle reste toujours au plus près de l’intelligible (5 (V, 9), 3, 26-37 et 52 (II, 3), 18, 10-21). Cette partie inférieure correspond à la nature (28 (IV, 4), 13, 1-6 ; 20-21), c’est-à-dire à la puissance végétative qui se trouve partout dans l’univers (8 (IV, 9), 3, 19-25 ; 14 (II, 2), 3, 1-3). Il revient donc au même de dire que l’âme du monde, la partie inférieure de l’âme du monde, la nature et l’âme végétative produisent l’univers. Mais l’âme ne touche pas elle-même la matière qu’elle informe. Ayant reçu de l’Intellect les formes intelligibles en tant que lógoi, l’âme du monde envoie ces lógoi dans8 la matière (19 (I, 2), 3, 27-30). La manière dont ces lógoi agissent sur la matière reste cependant difficile à déterminer dans les traités plotiniens9. Une chose paraît toutefois sûre : en décrivant les lógoi comme des « images des formes intelligibles », Plotin se conforme au Timée (50c), dans lequel Platon affirme que ce ne sont pas les Formes qui entrent dans la matière, mais des « images des réalités éternelles ». Ces images deviennent, dans le langage plus technique et stoïcisant de Plotin, les lógoi. La production du monde implique donc un démiurge véritable, l’Intellect, qui possède en lui les formes intelligibles. Ce démiurge transmet les Formes à l’Âme, qui ne peut les recevoir qu’en tant qu’elles se fractionnent en lógoi. Ces lógoi s’écoulent dans l’âme de l’univers, plus précisément dans sa partie inférieure, laquelle les transmet à la matière.

Plotin précise que cette démiurgie ne se déroule pas dans le temps. Comme la plupart des platoniciens et conformément à certains passages du Timée, il n’accorde à ce dialogue que le statut d’un récit vraisemblable, qui découpe dans le temps des opérations intemporelles et qui impose un ordre du succession illusoire dans les étapes qui conduisent le démiurge à produire le monde. C’est ainsi que Plotin écrit : « Car ces choses qui se trouvent dans la nature de l’univers, le discours hypothétique10 les engendre et les produit, introduisant selon une séquence dans l’exposé ces choses qui adviennent et qui existent toujours de la même manière. » (6 (IV, 8), 4, 40-42). Si l’on dit de l’Intellect et de l’Âme qu’ils sont « engendrés », c’est parce qu’ils viennent d’une réalité qui les dépasse et non parce qu’ils sont venus à l’être à un moment donné (33 (II, 9), 3, 12-14 ; 12 (II, 4), 5, 25-28). L’univers sensible n’est pas non plus venu à l’être dans le temps, car il existe depuis aussi longtemps que les intelligibles, qui lui servent de modèle (33 (II, 9), 3, 7-11 ; 7, 1-2). Il ne faut donc pas croire que l’univers périra un jour ou qu’un démiurge l’a mené à l’existence après avoir planifié sa construction (31 (V, 8), 12, 20-22). Le monde sensible a été produit en une production éternelle, qui s’écoule naturellement et nécessairement des réalités intelligibles (12, 22-26). Ce n’est que dans un but d’enseignement et de clarté que l’on discute du corps de l’univers et de son âme comme s’ils étaient séparés, c’est-à-dire comme s’il y avait eu un moment où le corps de l’univers n’avait pas d’âme (27 (IV, 3), 9, 12-20). Toutes ces distinctions temporelles ne visent qu’à éclaircir notre pensée sur la constitution de l’univers et ce n’est que dans le discours que l’on peut distinguer des étapes dans la production du monde sensible.

La manière dont le démiurge platonicien rend l’univers immortel ne satisfait pas Plotin. Il prétend en effet qu’invoquer la « volonté de dieu » ne constitue pas une preuve convaincante de cette immortalité (40 (II, 1), 1, 1-12). C’est une preuve obscure et qui ne tient pas compte de tous les facteurs en jeu. Puisque le corps sensible est soumis à un flux perpétuel et ne saurait persister longtemps, toutes les parties de l’univers finiront par se corrompre et, s’il reste toujours un univers, ce n’est jamais le même. La forme de l’univers, dit-il, reste toujours la même, mais elle s’applique à des individus différents. C’est comme pour l’homme : il existe toujours des hommes, sans pour autant que ce soit toujours les mêmes. Par conséquent, la volonté de dieu ne peut sans doute pas contrecarrer l’écoulement perpétuel des corps, ni ne peut assurer la pérennité de l’univers. Confronté à ces difficultés, Plotin propose ses réflexions personnelles sur la question et tente de sauver la doctrine du Timée. Tout d’abord, la « volonté de dieu » est une expression qui désigne la puissance de l’âme du monde (40 (II, 1), 4, 14-25). Puisqu’elle vient juste à la suite de l’Âme, l’âme du monde jouit d’une puissance prodigieuse, qui est certainement assez vigoureuse pour maintenir l’univers dans l’être. Ensuite, l’écoulement des corps ne concerne que ce qui se trouve sous la lune, alors que les astres, le système planétaire et la terre ne s’écoulent pas (8, 19-28). La volonté de dieu n’a donc pas à combattre les effets de l’écoulement des corps sensibles, car le corps de l’univers dont elle a la charge n’a aucune tendance à s’échapper (3, 2-12). Platon a donc raison d’évoquer la volonté de dieu afin de justifier l’immortalité de l’univers ; c’est seulement, dit Plotin, qu’il en parle de manière trop succincte.

La description du démiurge en tant qu’artisan ne plaît pas du tout à Plotin, qui fustige cette métaphore inadéquate. Il attaque à plusieurs reprises cette position, arguant que la production du monde, qu’on la considère du point de vue de l’Intellect, de l’Âme ou de la nature, n’a rien à voir avec la production qui a lieu dans les arts. Le traité 30 (III, 8) consacre un chapitre entier à la critique de cette doctrine : lorsqu’elle agit sur la matière, la nature n’utilise pas de mains, de pieds ou d’instruments ; elle n’a pas un levier avec lequel elle pourrait produire les couleurs en poussant ou en levant la matière (30 (III, 8), 2). Plotin insiste bien sur le fait que la démiurgie n’implique pas de techniques ni d’outils d’aucune sorte (5 (V, 9), 6, 22-24 ; 31 (V, 8), 7, 10-12). La production de l’univers vient selon lui d’une nécessité naturelle, car la puissance de l’Un se déverse tout au long de la chaîne des êtres, de l’Un jusqu’à la matière, en une procession intemporelle (33 (II, 9), 3, 7-12). C’est de tout temps que les formes intelligibles s’écoulent de l’Intellect dans l’Âme, laquelle transmet ces lógoi à l’âme du monde, qui les transmet à la nature, laquelle informe la matière. Chaque réalité engendre une image inférieure d’elle-même, laquelle image fait de même jusqu’à ce que le dernier produit n’ait plus la puissance d’engendrer quelque chose après lui (15 (III, 4), 1).

Ce refus de toute métaphore artisanale a pour conséquence directe que Plotin récuse aussi toute réflexion et toute délibération au sein du démiurge. Celui-ci produit en effet de manière entièrement naturelle et non pas à la manière des arts (33 (II, 9), 12, 17). Lorsqu’elle produit, l’âme du monde ne raisonne pas ni ne délibère (6 (IV, 8), 8, 11-16). L’Âme « fabrique non en vertu d’une décision adventice et sans non plus attendre souhait et délibération ; en ce cas, elle ne fabriquerait pas suivant la nature, mais suivant une technique adventice. » (27 (IV, 3), 10, 14-17). Plotin attaque le Timée sur ce point de manière soutenue et parfois en de longs passages : 28 (IV, 4), 10 ; 31 (V, 8), 8, 1-16 ; 12, 15-27 ; 33 (II, 9), 2, 14-15 ; 38 (VI, 7), 1 ; 47 (III, 2), 2, 12-15. Le motif reste toujours le même, à savoir que la délibération et le calcul abaisseraient la dignité du démiurge, qui non seulement devrait apprendre son art et le trouver ailleurs qu’en lui-même, mais pourrait hésiter devant la course à suivre. Il devrait imaginer son œuvre, construire une partie après l’autre et suivre un plan. Plotin croit au contraire que la production de l’univers est sans faille, sans hésitation et sans planification. C’est par une nécessité immuable et parfaite que tout a été engendré éternellement. Un reproche adressé aux gnostiques résume bien la position de Plotin à cet égard : « Demander pourquoi l’âme a produit le monde, c’est demander pourquoi l’âme existe et pourquoi le démiurge a produit. Tout d’abord, cette question est celle de gens qui attribuent un commencement à ce qui a toujours existé. Ensuite, ces gens croient que c’est en passant d’un état à un autre et en se transformant que le démiurge est devenu cause de la production. » (33 (II, 9), 8, 1-5). Aucune délibération n’appartient au démiurge, puisque le monde a toujours existé et que le démiurge reste constamment identique à lui-même. La production du monde au sens gnostique du terme implique en effet la temporalité, car le travail artisanal implique une séquence temporelle dans les parties produites et la délibération nécessite une période de réflexion avant de passer à l’acte. Mais rien de tout cela, dit Plotin, n’est possible dans le cas du démiurge et des réalités intelligibles.

Plotin rejette aussi l’idée selon laquelle le démiurge agit sur une matière difficile à façonner. Lorsqu’il fabrique le monde, le dieu platonicien accomplit une œuvre aussi belle qu’il le peut, aussi belle que la matière le permet. En d’autres termes, le démiurge n’est pas tout puissant (Timée 30a, b, 32b, 37d, 38c). Plotin n’accepte pour sa part aucune limite à la puissance du démiurge. La matière ne doit en aucun cas résister à l’action du dieu. Elle est passive et subit tout ce que les êtres en acte lui imposent (26 (III, 6), 18, 29-30). Elle se doit d’être absolument docile (12 (II, 4), 11, 41). Le démiurge plotinien peut faire ce qu’il veut de la matière première (ibid. 7, 6-12). Ce n’est que par la suite, lorsque les corps ont été produits, que les êtres se contrarient mutuellement et que l’âme n’arrive pas toujours à maîtriser les corps ni a produire la forme désirée (27 (IV, 3), 10, 20-27 ; 52 (II, 3), 13, 8-13).

Nous constatons donc que Plotin répudie plusieurs des caractéristiques essentielles que Platon attribue au démiurge. Le démiurge plotinien n’est pas un artisan, il n’use pas de réflexion et sa puissance n’est pas contrariée par la matière. Plotin dédouble également le démiurge en partageant ses fonctions entre l’Intellect et l’Âme, assignant son aspect intellectif à l’Intellect et son aspect productif à l’Âme. De manière générale, Plotin peine à assigner une place précise et un rôle défini au démiurge dans sa propre métaphysique. Tout indique que Plotin, en bon platonicien, tente d’insérer dans sa philosophie une pièce importance de la cosmologie platonicienne, même si le mariage s’avère difficile. En raison de la doctrine plotinienne de la procession, qui explique l’existence de toute la réalité à partir d’un écoulement naturel et successif qui part de l’Un pour se rendre jusqu’à la matière, le rôle du démiurge n’a plus de véritable raison d’être pour Plotin. Le démiurge platonicien sert en effet de lien entre la réalité intelligible et le monde sensible. Or, le fossé entre l’intelligible et le sensible a été comblé par Plotin au moyen de la procession, qui explique cette transition. C’est donc plus par souci exégétique que par un réel besoin doctrinal que Plotin adapte la figure du démiurge à sa propre métaphysique.



Le Vivant en soi (28c-29a, 30c-d, 39e-40a)11
Le démiurge platonicien utilise un modèle afin de produire le monde. Il fixe ses regards sur le meilleur modèle, c’est-à-dire sur les réalités éternelles. Notre monde étant la plus belle des choses engendrées, son fabricant est la meilleure des causes et son modèle est le meilleur possible. Ce modèle est un vivant total, un sorte d’univers intelligible, qui contient toutes les espèces particulières. Il contient tout en lui : « Car tous les vivants intelligibles, ce vivant les contient en les enveloppant en lui-même, de la même manière que ce monde-ci nous contient nous et toutes les autres créatures visibles. » (Timée 30c9-d2). C’est ainsi que le démiurge, après avoir produit le système planétaire, s’aperçoit que l’univers sensible est incomplet, parce qu’il ne contient pas encore toutes les espèces de vivant qui existent dans le modèle. Par conséquent, « dans la mesure donc où l’intellect12 voit le nombre et la nature des espèces qui sont contenues dans ce qui est le Vivant, il considéra que ce monde-ci devait lui aussi contenir les mêmes espèces en nature et en nombre. » (39e8-10).

Ces passages du Timée ont servi, au moins depuis le médioplatonisme13, à définir le rapport qui existe entre l’Intellect (le démiurge) et les intelligibles (le Vivant en soi). Les paroles de Platon laissent en effet entendre que le démiurge se guide sur un modèle qui est indépendant de lui et qui lui pré-existe. Certains, comme Porphyre, croient que le modèle est extérieur au démiurge et se trouve avant lui, alors que son maître Longin rend le modèle extérieur au démiurge et le situe après lui14. Plotin se démarque des médioplatoniciens lorsqu’il rapatrie le vivant en soi à l’intérieur de l’Intellect (démiurge), soutenant que l’archétype de l’univers sensible se trouve dans le démiurge, qui est un monde intelligible et qui, comme le dit Platon, représente le Vivant en soi (5 (V, 9), 6, 4-7). La Vie de Plotin rapporte d’ailleurs une anecdote intéressante, dans laquelle on apprend que Porphyre, à son arrivée à l’école de Plotin et encore tout empreint des enseignements de Longin, écrivit une réfutation ayant pour objet de montrer que les intelligibles se trouvent hors de l’Intellect. Plotin confia à Amélius le soin de répondre à Porphyre, qui ne fut pas convaincu et qui persista dans sa propre position. Porphyre rédigea donc une nouvelle réfutation, à laquelle Amélius répliqua, de sorte que Porphyre se rendit finalement compte qu’il avait tort et adopta la doctrine plotinienne (Vie de Plotin 18, 6-22). Le modèle intelligible dont parle Platon dans le Timée revêt donc une importance philosophique particulièrement cruciale pour le platonisme, car elle touche à la nature de l’Intellect. C’est pourquoi Plotin y consacre deux développements spécifiques : 13 (III, 9), 1 et 32 (V, 5), 1-2. Le traité 32, même s’il s’intitule Sur le fait que les intelligibles ne sont pas hors de l'Intellect, et sur le Bien, consacre la plus grande partie de ses pages à la question du Bien, ne réservant que les deux premiers chapitres à la relation entre l’Intellect et les intelligibles.

Plotin aborde la question de manière très directe dès l’ouverture du traité 13 : « ‘L’Intellect’, dit-il15, ‘voit les idées qui sont contenues dans ce qui est le Vivant’, puis ‘Le Démiurge’, dit-il, ‘considéra que cet univers-ci contient les choses que l’Intellect voit dans ce qui est le vivant’. Est-il donc en train de soutenir que les Formes existait déjà avant l’Intellect et que l’Intellect les pense alors qu’elles existent ? » (13 (III, 9), 1, 1-5)16. Sa réponse est tout aussi claire : l’Intellect et l’intelligible ne constituent qu’un seul et même être ; ils ne sont pas séparés. (1, 10-14). Le détail de l’argumentation mène cependant Plotin sur une voie qui peut surprendre. Rien n’empêche selon lui de dire que l’intelligible correspond à l’Intellect qui se trouve en repos, alors que l’Intellect qui voit cet intelligible est un acte qui vient de l’Intellect en repos et voit l’Intellect en repos (1, 15-18). Lorsqu’il voit l’intelligible, l’Intellect devient en quelque sorte l’Intellect de l’intelligible (1, 19-20). Ainsi, lorsqu’il produit les genres de vivants, le démiurge platonicien pose son regard sur l’Intellect en repos (1, 21-22). Plotin remarque alors que les interprètes ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’intelligible, l’Intellect et ce qui réfléchit sont ou non une seule et même chose (1, 23-26). Il semble, dit Plotin, que Platon admet tacitement que l’intelligible et l’Intellect ne font qu’un, alors que ce qui réfléchit à la production des réalités qu’il voit dans l’intelligible, est autre chose. Voilà pourquoi Plotin soutient que c’est l’Âme qui réfléchit à la production des vivants (1, 27-34). Autrement dit, le rôle du démiurge qui délibère et qui calcule appartient à l’âme hypostase.

La doctrine précédente étonne, car elle admet une distinction au sein de l’Intellect entre un Intellect en repos et l’acte de cet Intellect. L’unité tant vantée de l’Intellect n’est-elle pas alors menacée ? En quel sens faut-il comprendre le « repos » de l’Intellect ? De telles questions durent embarrasser Plotin, puisqu’il condamne cette doctrine dans les traités 32 et 33. Il se demande en effet « Comment l’Intellect peut-il être au repos ? Ou bien, comment demeure-t-il dans le même lieu ? » (32 (V, 5), 1, 45-46). Il va plus loin encore, quand il écrit : « De plus, on ne peut concevoir qu’il y ait un Intellect en repos et un Intellect qui soit, pour ainsi dire, en mouvement. Que seraient en effet le repos de l’Intellect, son mouvement et sa progression ? Ou bien que seraient l’oisiveté de l’un et l’activité de l’autre ? De fait, l’Intellect est comme il est, toujours dans le même état, il reste en un acte immobile. » (33 (II, 9), 1, 26-30). Plotin remet en question les notions même d’un repos et d’un mouvement dans l’Intellect, car l’Intellect possède un acte immobile et éternel, invariable et intemporel. Même si l’Intellect en repos et l’Intellect en mouvement ne font qu’un, la difficulté de trouver une explication plausible au repos et à l’activité de l’Intellect rend ces distinctions insoutenables. Il n’y a donc pas d’Intellect en repos, ni d’Intellect qui pense cet Intellect en repos, peu importe qu’ils forment un tout ou qu’ils soient distincts l’un de l’autre. C’est surtout cette dernière possibilité, insiste Plotin, qui est la plus ridicule : « Car Platon a dit : ‘De la même manière donc que l’intellect discerne les espèces contenues dans ce qui est le Vivant, de même aussi celui qui produit ce monde considérait que notre univers contient toutes ces espèces’17. Mais ces gens18, qui ne comprenaient pas, ont supposé qu’il existe un Intellect au repos, qui contient en lui toutes les réalités, puis à côté de lui un autre Intellect qui contemple, et enfin un Intellect qui réfléchit. » (33 (II, 9), 6, 16-21).



Lorsque Plotin tente à nouveau, cette fois dans le traité 32, de défendre sa doctrine sur l’identité de l’Intellect et des intelligibles, il laisse de côté toute distinction entre un Intellect en repos et un Intellect qui est l’acte de l’Intellect en repos. Son argumentation se concentre davantage sur l’idée, déjà présentée dans le traité 13, que si les intelligibles sont à l’extérieur de l’Intellect, celui-ci ne possède que des images des réalités véritables et ne détient pas la vérité elle-même, qui réside dans ces réalités (13 (III, 9), 1, 8-10 ; 32 (V, 5), 1, 50-68). Si les intelligibles ne sont pas dans l’Intellect, celui-ci peut se tromper sur la nature des intelligibles qu’il contemple. Comme dans le cas de la sensation, l’Intellect percevra quelque chose qui lui est étranger et ne recevra qu’une image de cet objet. Or, une image de l’intelligible ne pourra jamais garantir la véracité de l’intellection. Pour que la vérité se trouve dans l’Intellect, il faut que les intelligibles soient dans cet Intellect. C’est à cette condition, prétend Plotin, que la connaissance que possède l’Intellect échappe à la conjecture, à l’incertitude, aux ouï-dire et aux démonstrations, afin de jouir d’une connaissance immédiate et certaine des réalités (32 (V, 5), 1, 3-11 ; 2, 9-12). Mais il faut aussi considérer le sort des intelligibles s’ils ne sont pas unis à l’Intellect (1, 32-43). Car des intelligibles extérieurs à l’Intellect n’auront ni la sensation, ni la vie, ni l’intellect. Seront-ils alors des propositions, des axiomes ou des dicibles ? Non, dit Plotin. Les intelligibles ont un intellect et se fondent dans l’Intellect. Il faut donc attribuer tous les intelligibles à l’Intellect véritable et « il ne faut ni chercher les intelligibles à l’extérieur de l’intellect, ni soutenir qu’ils sont dans l’intellect comme des empreintes des réalités qui sont, ni, parce que nous le privons de la vérité, rendre les intelligibles inconnaissables et inexistants, ni enfin éliminer l’Intellect. » (2, 1-4).

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